Jean Vladislav (1923 – 2009) : Brumes
Brumes
1
De nouveau, cheminées
fumant dans la brume
du matin. De nouveau,
feuilles, jours
de l’arbre mis à nu
rasant en volée
dans ta rue déserte
le pavé mouillé
de l’aube. Et de nouveau
cœur, plaie palpitante,
blotti entre les livres,
qui ne pense qu’à toi
près du feu mi-éteint
et glaçant. Mais hors de ces jours
s’écroulant sous ton poids, il n’y a
pas de jours.
2
Cruautés du bonheur
que tu m’apprends,
cruautés de l’amour
dont tu m’accables :
voudrais-tu donc
que je ne sois qu’une torche
de résine qui brûle
de hautes flammes ? Mais je ne peux
brûler plus haut. Je ne peux
que tomber consumé
en cendres. Que ma dernière
goutte de résine
te dévore en feu,
toi aussi.
3
Clôture, vigne vierge,
et en haut, bruni et mouillé ,
le mur. Fenêtres, la tienne
et deux autres, suintant
maintenant dans la brume.
Viel arbre du trottoir, brun,
sanglant. Et le réverbère
qui clignote et secoue
dans l’herbe une ombre
toujours plus trouée,
comme est la vie d’ici. Telles sont
les sentinelles. Mais notre ombre,
elle, n’est pas différente : trous
et brûlures de la vie –
on sait bien.
4
Cruautés du regret
que tu m’apprends,
cruautés du désir
dont tu m’accables :
voudrais-tu donc
que je danse de désir
jusque sur la pointe
d’une aiguille ? Mais je ne peux
plus faire un pas. Je ne peux
que faire le grand saut.
Quand je renverserai la chaise
puissé-je t’entraîner avec,
toi aussi.
5
Clôture, et, devant,
pavés où je tarde
et piétine. Des pas, comme
des coups de crosse sur la terre
mouillée des fossés. Près du chemin,
dans la marre de son sang,
l’arbre meurt. Des pas et la nuit,
sifflant dans le fourré
d’en face. Et au-dessus
dans la brume fenêtre
et branches mouillant
toute la nuit. Toute
la nuit : ne nous entends-tu pas,
mouillés jusqu’aux os,
nous entends-tu jamais,
par la fenêtre, appeler
au secours ?
6
Cruautés des pleurs
que tu m’apprends,
cruautés du mensonge
dont tu m’accables :
voudrais-tu donc
que je me crève les yeux
et garde assez de force
pour croire ? Mais je ne peux plus
même crier. Je ne peux
que saisir mon destin,
ton cou, pour étrangler
ce malheur.
7
Tout le monde appelle
au secours, qui respire
et vit. Tout le monde. Celui-ci même
qui tue, crie au secours
mais avant tout autre
autour de lui, avant tout autre
autour de moi. Puis nous le jugeons
d’un cœur où gonfle
le désir cruel, le même,
de prendre ce lambeau
sanglant de la vie
au cou, et de serrer. Tout le monde
appelle au secours. Celui-ci même
qui tue et veut vivre,
au moins comme ça.
Traduit du tchèque par Xavier Galmiche,
en collaboration avec l’auteur.
Soliloques, 1950-1960
Atelier La Feugraie, 14770 Saint-Pierre-la-Vieille, 1995
Du même auteur :
Laisses (06/07/2016)
Suite d’automne (06/07/2017)
Soliloques (06/07/2018)