Jan Vladislav (1923 – 2009) : Laisses
Laisses
Pour que tu puisses les lire,
que tu les comprennes,
pour que tu trembles, feuille
sous la bouche du vent.
*
Pour que la rumeur des vagues
des dunes lointaines y murmure,
de la mer qui monte aux lèvres
dès qu’on y plonge la coupe.
*
Pour que le souffle y couve
de chatoyantes coquilles de mer,
flammèches d’échos secrets
que rien n’étouffe.
*
Pour que tu puisses les porter
cent ans plus tard à l’oreille
et retrouver ce qu’aujourd’hui
je te dis sans le dire.
*
Pour que je te raconte ma chute
aux tréfonds de la mer,
sans ailes et consumé,
dès que je te regarde.
*
Pour que je te laisse en mémoire
au moins une écharde,
un charbon, l’amadou où rougeoient
des mots, des étreintes jadis.
*
Pour que la voix de ces moments
irisés de larmes
et de sanglots parfois te réveille
à travers dix enceintes
*
Pour que je vogue dans tes veines
errant abandonné,
dussé-je comme le sel
enflammer toutes tes plaies.
*
Pour que je reste dans tes yeux
comme un voile de larmes
où miroiterait le monde
aux cents arêtes et feux du prisme.
*
Pour que je puisse te toucher
même mort, sourd, aveugle
à travers la montagne de mottes,
rochers, éclats coupants.
*
Pour que j’entende ton pouls
même de ce côté-là du mur
où l’on mange le pauvre pain de ceux
qui ne se rappellent plus.
*
Pour que j’aie de quoi au moins
payer le passeur
avant de retourner vers l’ombre
qui sanglote dans mes pas.
*
Pour que je fonde comme la neige,
flocon égaré sur la paume,
et me dissolve en pleurs, en rires
d’éternelles rencontres.
*
Pour que je coure vers toi
comme le ressac de la mer
qui lave, qui fracasse la rive
en grondant de tendresse.
*
Même si tu le sais de longtemps
c’est toujours pareil :
on finit par se cogner
aux quatre mur des mots.
*
Mais le mur de ton corps
est plus dur encore :
il ne livre pas de réponse,
la saurais-tu.
*
Aussi tu cherches la langue
même dans ce qui anéantit
comme ce spasme cruel
où l’on crie d’amour.
*
Et si le sang paraît, c’est juste
le sceau de tendresse :
où murmure le chant caché de l’eau
qui broie ses rives.
*
Elle abat jusqu’à l’arbre
qui avec nous pousse tranquille
et attend son tonnerre, hélé,
hélé par les abîmes.
*
Et tu es un abîme
avec tout ce qui menace,
ténèbres étincelantes
où patientent les Dieux
*
Et leur ordre murmure encore
jusque dans notre sang
l’écho des fleuves du Paradis ;
et l’homme ne comprend pas.
Traduit du tchèque par Xavier Galmiche,
en collaboration avec l’auteur
in, Jan Vladislav : « Soliloques »
Atelier La Feugraie, éditeur
14770 Saint-Pierre-la-Vieille, 1995
Du même auteur :
Brumes (19/07/2015)
Suite d’automne (06/07/20/17)
Soliloques (06/07/2018)