Jan Vladislav (1923 – 2009) : Soliloques
Soliloques
1
Où les emportes-tu,
train, destin,
au panache de fumée
sous le firmament noir
et au-dessus de moi ?
Où portes-tu la tête
penchée à la fenêtre
comme si elle attendait
le couperet
de ta guillotine ?
Où portes-tu ces bras
levés, rajustant
la chevelure blonde
que fixe
de son coin un homme chapeauté
paré du rubis
de sa cigarette ?
Où portes-tu ces valises
posées sur les lattes
écaillées des bancs
quand au-dessus de moi
qui me tiens dans la nui
sous le viaduc,
ils défilent sans fin ?
Où donc,
destin panaché de fumée,
m’emportes-tu ?
2
Non, je ne veux pas sortir
à jamais de votre mémoire,
et tout ce que je fais là,
chacun de mes pas, chaque lettre
que je pose avec fureur et crainte sur le papier
veut juste le contraire :
je veux que vous criiez en lisant
quand je n’y serai plus ;
je veux qu’ils vous arrachent les entrailles
quand déjà, je ne serai plus ;
je veux qu’ils vous jettent contre les murs
et votre tête ensanglantée,
qu’ils la fracassent sans fin
aux quatre murs quotidiens
sans porte, sans fenêtre,
quand je n’y serai plus.
Et surtout je veux que vous gémissiez
de peur, comme j’aurai gémi,
quand je n’y serai plus,
et que vous vous arrachiez les cheveux, désespérés
de ces mots :
« quand je n’y serai plus »,
et que de nuit dans l’oreiller
mouillé de sueur et de larmes,
vous répétiez comme moi :
« Qu’y aura-t-il
quand je n’y serai plus ? »
Et je veux que vous ayez alors la gorge sèche,
par le vertige d’angoisse la nuque labourée,
que vous vous cachiez dans un coin
et l’échine hérissée
que vous feuilletiez les livres du prophète
lorsqu’il dit
que tout travail le rebute sous le soleil
puisqu’il faudra le laisser à autrui
quand il n’y sera plus
et que cet autre dormira dans son lit
et à sa place chantera les vignes, les cèdres du Liban,
quand il n’y sera plus,
que cet autre marchera sur les marches ou lui-même marchait
et gravira les montagnes du cœur
dont Rilke explorait les vertiges
et lui, il n’y sera plus.
Non, non, je ne vous aime pas tant
que je préfère sortir de votre mémoire
pour vous épargner un souvenir qui vous coûte en sanglots.
Moi - à dire le vrai-
moi, je vous envie tant
que je veux vous laisser en souvenir,
fondue de toutes mes forces
les meilleures, la coupe d’angoisse,
de cris, de pleurs, de bile, de larmes,
que je cache soigneusement tout au fond sous des couches
des vins les meilleurs ;
Chacun de mes pas, chaque lettre
que je pose avec fureur et crainte sur le papier
ne fait qu’accomplir ce dessein
et son fiel me permet de vivre.
Non, non, je vous aime tant
que je voudrais vous coûter chaque jour des milliers de sanglots
quand je n’y serai plus,
et encore plus fort
j’aimerais que soudain
au moment de ma mort sombre le monde entier
et que rien ne subsiste qu’un flottant étendard de fumée
et la surface plate de la mer
quand je n’y serai plus.
Que ne soit plus ni monts ni vaux,
que ne soient plus ni villes ni trottoirs
aux pas de femmes et de filles,
quand je n’y serai plus.
Et surtout – pour à nouveau dire le vrai –
surtout je voudrais,
quand je n’y serai plus,
que celle-ci ne soit plus, pour qui frémit le fond de mon âme,
qui se dérobe dès maintenant
et qui se dérobera à jamais,
quand je n’y serai plus.
C’est jalousie jusqu’à la tombe
et c’est la jalouserie de la terre qui la portera,
de l’air, le grand air tout juste aujourd’hui
et plein de feuilles tombées juste aujourd’hui,
qu’elle boira comme du vin,
quand je n’y serai plus.
C’est jalousie de l’écaille mince du linge
qui l’enveloppera
quand je n’y serai plus,
et n’en saurai rien.
Et de ce qu’elle puisse aller n’importe où
et puisse être seule
et puisse se tenir à la fenêtre et regarder le trottoir en bas
et le passant qui disparaît
et puisse se regarder au miroir et s’effrayer
de cet être étranger dedans,
et de ce que je ne puisse plus jamais lui demander
où elle a été et à quoi elle pense en ce moment
où elle tient à la fenêtre et regarde le trottoir en bas
et le passant qui disparaît,
quand je n’y serai plus.
Et de ce qu’elle puisse
tout à coup interdite, tout à coup foudroyée par le pressentiment
couchée dans la mer blanche de son lit,
qu’elle puisse se demander
tout comme moi ici :
« Qu’y aura-t-il
quand je n’y serai plus ? »
Tu m’entends, tu m’entends ou tu ne m’entends pas ?
Ne soit pas sourde, ne fais pas la sourde, écoute,
ces cris-là traversent les murs...
Ecoute et réponds.
3
Vous tous qui pleurez,
visage impassible,
je vous comprends.
Vous tous qui criez,
bouche immobile,
je vous entends.
Vous tous qui pleurez,
œil aride,
je vous vois, maintenant.
*
J’en sais un qui
s’en va la nuit
attendre à la gare.
J’en sais un qui
attend la nuit
les trains à l’arrivée.
*
J’en sais un qui
s’en va, après,
dans l’ombre, la cendre
*
J’en connais tant qui
marchent dans les rues
jour après jour.
J’en connais tant qui
attendent dans les rues
comme à la gare.
J’en connais tant
qui s’en vont, après,
toujours seuls.
*
Et qui donc ne s’en va pas,
vous tous qui pleurez,
visage impassible,
qui ne s’en va pas
seul ?
Et qui ne s’en va pas,
vous tous qui pleurez
dans l’ombre et la cendre,
qui ne s’en va pas
seul ?
Seule l’eau ne s’en vas pas
sous les voûtes du pont
seule.
Seule l’eau ne s’en vas pas
sous les voûtes du pont
seule.
*
L’eau seulement
sous les voûtes du pont
sans cesse s’en va.
L’eau seulement
même si les voûtes croulent
sans cesse s’en ira.
Mais toi tu n’es pas l’eau,
mais toi tu n’es pas l’eau,
tu n’es pas l’eau – dommage !
*
Qui es-tu, qui le dira,
qui es-tu, qui le dira
qui le saura ?
Qui es-tu, qui le dira,
qui es-tu, qui le dira
et qui le saura ?
Mais que tu n’es pas l’eau
mais que tu n’es pas l’eau,
que tu ne peux pas deux fois,
pas même deux fois, t’en aller,
tu le sais bien toi-même,
tu le sais bien toi-même.
*
Tu le sais bien toi-même
et quoi que tu touches,
et quoi que tu touches,
tu y vois déjà,
tu y vois déjà
la main de celui qui y touchera
quand toi tu n’y sera plus.
Quand
tu n’y sera plus.
*
Toujours tu vois comme il se tient
toujours tu vois comme il se tient
tout juste où à cet instant
toi tu te tiens.
Comme il fouille de sa canne
comme il fouille de sa canne
les débris demeurés
après toi.
*
Vous tous qui pleurez en secret,
visage impassible,
je vous comprends bien.
Vous, tous les Nérons
détruisant les mondes,
je vous comprends bien.
Moi aussi j’aimerais
détruire le monde
que rien ne reste
après moi.
Toi aussi, toi qui pleures,
voudrais détruire le monde,
que rien ne reste
après toi.
Vous tous, assassins d’antan,
je vous comprends bien.
*
Et vous aussi, les gars de quatorze ans,
glissant la tête dans le nœud coulant
par désespoir d’amour,
Et vous aussi, servantes engrossées
rampant sur l’escalier
convulsées par une fausse couche.
Vous tous, vous tous,
dans l’engrenage du sort.
*
Il coûte toujours quelque chose
bras ou jambe
quand on veut en sortir.
Il coûte toujours quelque chose
bras ou jambe
quand on veut en sortir.
Voilà pourquoi je te comprends,
femme amputée d’une jambe,
femme à une jambe
et deux béquilles.
*
Pourquoi je vous comprends,
vous tous qui pleurez,
visage impassible.
Pourquoi je vous comprends,
vous tous qui criez,
bouche immobile.
Pourquoi je vous comprends,
vous tous qui pleurez,
œil aride.
Pourquoi je vous comprends
sans rien y pouvoir,
même si je crachais
tout mon fiel.
4
J’aurais peine à te dire
à quoi je pense à l’instant,
où nous nous sommes assis
l’un face à l’autre – toi et moi.
Peut-être seul le troisième le sait,
celui-là qui se tient au-dessus de nous,
et comme dans un jeu d’enfants
disposa nos dés
l’un face à l’autre - toi et moi.
Celui-là, peut-être qu’il sait déjà
ce qu’il en est aussi de l’arbre
sous lequel nous nous tiendrons un jour ensemble :
il le sema jadis,
souffla de sa puissante haleine
sur des graminées
et une graine
une seul tomba
dans la glaise humide et brune,
promise à grandir en cet arbre vieux
tout jaune à présent, échevelé,
sous lequel nous devons nous tenir un jour ensemble,
peut-être en criant de bonheur
et peut-être, peut-être pas, jamais...
J’aurais peine à te dire
ce que je songe à l’instant
où nous nous sommes assis
l’un face à l’autre – toi et moi.
Peut-être seul le troisième le sait,
celui-là qui se tient au-dessus de nous,
et sourit sur le jeu
où pour un instant sont nos dés
l’un face à l’autre – toi et moi.
Celui-là, peut-être qu’il sait déjà
ce qu’il en est aussi du pont
où nous nous appuierons un jour ensemble,
à la rambarde :
il le construisit jadis,
de son bras puissant saisit
des pierres par milliers
dont les rang et les rangs
se voûtèrent en pont
sur la rivière sombre qui court dans la nuit,
où nous devons nous appuyer un jour ensemble,
à la rambarde,
peut-être en pleurant de bonheur
et peut-être, peut-être pas, jamais...
J’aurais peine à te dire
ce qui passe par ma tête
alors que nous sommes
l’un face à l’autre – toi et moi.
Peut-être seul le troisième le sait,
celui-là qui se tient au-dessus de nous,
et comme dans un jeu d’enfants
tente avec curiosité de mettre deux dés
côte à côte – toi et moi...
Celui-là, peut-être qu’il sait déjà
ce qu’il en est aussi de la maison
dont nous gagnerons la porte un jour ensemble :
il déclara jadis
que là dans la rue
se tiendrait cette maison-là
aux chiffres bleus et rouge
et déjà les briques
commençaient à s’élever
en murs en corridors en chambres,
toute cette maison lézardée, vieille, étrangère,
dont nous devrons gagner la porte un jour ensemble,
peut-être en dansant de bonheur
et peut-être, peut-être pas, jamais...
J’aurais peine à te dire
ce qui me tourmente,
alors que nous sommes assis
l’un face à l’autre – toi et moi.
Peut-être seul le troisième le sait,
celui-là qui se tient au-dessus de nous,
et comme dans le jeu lança de telle manière
nos dés qu’ils restèrent
l’un face à l’autre – toi et moi...
Celui-là, peut-être qu’il sait déjà
ce qu’il en est aussi du lit
où nous irons un jour dormir ensemble :
c’est lui qui les cloua,
planches de bois blanc de pin
qui noircirent sous d’autres corps
et sous d’autres encore finissent de pourrir,
cloua les planches
d’un pin qui grinçait au temps jadis
dans les taillis de la colline
pour que nous ayons un lit
où nous devons aller dormir ensemble
peut-être fous de bonheur
et peut-être, peut-être pas, jamais...
J’aurais peine à te dire
ce qui me désole,
alors que nous sommes assis
l’un face à l’autre – toi et moi.
Peut-être seul le troisième le sait,
celui-là qui se tient au-dessus de nous,
et abandonne le jeu
le jeu trop vieux et trop fameux,
où nos dés restaient
l’un face à l’autre – toi et moi...
Celui-là, sûr qu’il sait déjà
ce qu’il en est aussi de la place
où nous irons un jour reposer chacun solitaire :
de sa pioche il a remué
la glèbe jaunâtre et friable du monde
tant de fois d’un bout à l’autre, et de nouveau,
de nouveau ses coups sourds
résonnent dans l’automne brumeux,
tant qu’il n’y a foré la place
où nous irons un jour reposer chacun solitaire,
peut-être muets à jamais
et peut-être, quand même, peut-être pas...
5
Rendre témoignage de grandes causes ;
cracher le sang pour ceux qui ne peuvent plus ;
vomir, avec les autres, par petits bouts
la vie écoeurante, la vie dans tous ses détails :
je pourrais et devrais raconter tout ce que je vois
que vous vous arrachiez les yeux de vos propres mains
et les rejetiez de vous.
Je pourrai mettre le doigt dans la plaie que nous nous griffons tous
pour crever l’abcès.
Mais moi, je me noie dans mon sang jusqu’aux yeux,
jour après jour mes propres chiens me dépècent,
par petits bouts mes propres Furies me dévorent,
ma propre vie m’étouffe comme un caillot de sang.
Quoiqu’ils sachent que c’est leur mort,
les malades sont soulagés en recrachant leur sang.
Voici le mien : buvez-en,
périssez comme moi.
Mais avant de périr, goûtez le plaisir
que prend le moribond sur le cadavre frais :
plaisir de ne pas être froid encore.
C’est pour cela qu’on prend la plume.
*
Tel filet a trouvé pour moi ce voleur de chiens,
tel lacet que seul le couteau,
le manche sur la table, le tranchant sur le cœur,
pourrait le trancher.
Tel filet a tramé pour moi ce preneur d’oiseaux,
tel collet m’a tressé
que seule la tête qui s’y pend
pourrait le rompre.
Tels rets ce pêcheur a tendus pour moi
que je m’y suis pris comme un poisson par les ouïes
et alors il me tire à sa guise de l’eau.
Lors il me possède.
Adieu, vous tous que je n’aimais pas.
Et vous que j’aimais, je vous maudis jusqu’au souffle dernier,
et vous espère être égorgés des chiens
découplés par l’amour.
A cause de vous je me suis posé sur la main qui se refermait sur moi
*
Comment pourrais-je ici parler de rien d’autre
que de ceci : comme j’entends le destin sous les fenêtres,
comme les sabots résonnent de six chevaux noirs,
comme les pierres étincellent dessous leurs fers.
Comment pourrais-je ici parler de grandes causes
dont se remplit ce temps
quand mes yeux ne voient qu’un chose,
quand ma peau ne sent qu’une seule chose.
Quand l’air s’est fait vaste rivière,
que de moi se repaissent les piranhas de la colère,
Furies nouvelles précipitées à mes trousses,
et attendent leur heure, de jour, de nuit.
Quant à moi, je ne peux plus les faire attendre
je suis là, je me rends, faites ce que vous voudrez.
6
Tu pleus... Eh bien pleus, pleus donc !
Et prendrais-tu la foudre, j’en serai mieux à l’aise,
la jetterais-tu sans détours à l’endroit où je me tiens,
l’y jetterais-tu, embrasant tout.
Si tu savais combien peut affliger
cette simple petite idée
qu’il existe ailleurs marchant parmi tes gouttes une femme
qui n’est pas à moi,
que tu tombes ailleurs dans ses pas,
qu’ailleurs, au parc ou dans la rue
tu éclabousses son chemin,
si tu savais combien peut affliger
cette simple petite idée,
et si tu savais
ce que c’est
que de passer la nuit sous sa fenêtre éclairée comme un chien qu’on a jeté dehors,
si tu savais ce que c’est
que d’attendre dans la nuit comme un chien qu’on a jeté dehors,
piétiner, le chapeau sur les yeux,
dans tes flaques,
si tu l’éprouvais
tu tomberais pendant quarante jours,
tu ferais un nouveau déluge,
tu brûlerais d’éclairs toute la terre
et tu m’eusses depuis longtemps réduit en poussière.
Tu pleus... Eh bien pleus, pleus donc !
et tombe sur l’asphalte
et sur ce pavage de granit.
Si tu voulais m’y traîner
tant que cahote ma tête comme la roue d’une voiture
qui n’en sait rien,
comme la roue de la voiture.
Si tu prenais la foudre et la jetais
à l’endroit où je me tiens,
si tu la jetais, m’embrasant avec.
Si tu savais ce que c’est de passer la nuit sous la fenêtre
et regarder en haut les ombres,
regarder quelqu’un qui se penche
regarder la silhouette que tu connais si bien.
Tu te demandes ce qu’elle a dans la main,
ce qu’elle soulève, ce qu’elle boit,
ce que dit et écoute
ce qu’elle voit et qui la voit,
si tu savais tout cela et l’éprouvais dans ta propre peau,
tu brûlerais d’éclairs toute la terre
et tu m’eusses depuis longtemps réduit en poussière.
Si tu savais ce que c’est que de se dire :
« Tu ne désireras point la femme de ton prochain »
et ne pas comprendre, ne pas comprendre ce qui cloche là-dedans.
Comment se peut-il qu’elle soit la femme de mon prochain,
celle que moi j’aime et qui m’appartient
jusqu’au dernier endroit où je puisse poser les lèvres.
Comment mon prochain peut-il reposer
près de la femme qui m’appartient,
comment mon prochain peut-il à tout moment lui dire :
« On va aller dormir, tu veux ? »
puis éteindre le lustre
et allumer la lampe de chevet,
comment peut-il dos à elle se dévêtir
et écouter comme ses habits à elle aussi bruissent en tombant
d’abord les bas, puis le porte-jarretelles,
puis la robe, puis le noir.
Tu pleus... Eh bien pleus, pleus donc !
mais si tu étais assise à la fenêtre comme moi
et regardais dehors,
et te répétais ceci que tu ne comprends pas :
« Tu ne désireras point la femme de ton prochain »
tu déchirerais alors le ciel en mille morceaux,
tu tonnerais assez pour leur casser à tous les oreilles
et les faire crier de terreur
et moi, moi je crierais aussi,
assez pour leur casser à tous les oreilles,
pour être moi aussi comme le tonnerre :
« Comment mon prochain peut-il
désirer la femme qui m’appartient? »
Tu pleus... Mais si tu savais combien peut affliger
cette simple petite idée
qu’ailleurs sous un toit sur lequel tu tombes
va et vient une femme que j’aime
et qui n’est pas à moi,
pendant quarante jours tu tomberais
et m’aurais depuis longtemps réduit en poussière.
7
Ce ne sont les prairies, inondées d’eau
de neige fondue trop tôt,
ni les chemins aux rangées de sorbiers
agitées dans le vent,
ni même ces abris,
ni la boue noire d’argile et mâchefer
qui colle aux souliers de tous ceux
qui descendent du train
puis comme s’ils ployaient sous un balluchon secret
se dispersent en tous sens vers des champs
et quelque part des villages, des chaumières
qui te sont invisibles.
C’est plutôt le gars au collet retroussé,
la tête aujourd’hui toute grise,
le chapeau rabattu sur les yeux vides,
seul, appuyé contre le poteau
dans ses galoches détrempées au seuil de l’auvent,
quatre planches et quelques clous.
C’est plutôt le fil
qui tient à son destin
attaché aux quelques dizaines
de kilomètres boueux de sa contrée
et qui le mènent comme le timon du cheval au manège
d’un auvent à l’autre,
d’un abri à l’autre,
d’un cheveu gris
à cet amas sale
qui pourtant n’a pas éteint
ce qui couve de feu dans ses yeux vides.
Ce ne sont pas les fermes aux portails et aux toits noirs
pointant comme châteaux sur les collines
ni les rubans des tendres aulnes
longeant, détrempées ou desséchées, les ravines
ce ne sont pas les rouges frontons des murs sans crépi
surgissant vis-à-vis de la brume
avec pour étendard le pin vert, esseulé.
C’est plutôt l’homme
qui ouvre de ses doigts calleux son calepin
et montre au garçon qui voyage avec lui
un exotique timbre-poste rouge,
et tourne sans mot dire la tête vers l’enfant
jusqu’à ce que le garçon en silence, de joie
lève, émerveillé, vers lui son regard.
Ce n’est pas le carré de la place,
colonne de la peste, fontaines vides,
ce ne sont pas les rues désertes pavées de galets
où cahotait le cerceau de l’enfance,
ni le ciel absolu
de quelques lointains jours de juillet.
Ce sont plutôt les étables, où brille
dans la nuit la lampe trouble
sous laquelle la trayeuse appuie
son fichu sale contre le côté blanc de la vache,
ce sont plutôt quelques bœufs
qui vont à l’obscur, vous suivant,
et que vous reconnaissez rien qu’à l’écho
de leurs sabots fourchus
dans la poussière de la route.
Plutôt l’image
que le pays.
8
Et aussi parfois pensé-je
(et la main froide de la froide terreur
se pose sur ma nuque) :
le plus grand œuvre
que j’aie à vous laisser
sera ma mort.
Je suis si pauvre, si démuni,
en cet instant dément
que je n’ai rien d’autre,
je n’y peux rien,
que la seule grande affaire
qui m’appartienne
et que je puisse donc donner
en cadeau méritoire à tous ceux
qui ont parfois une pensée pour moi
de leurs bureaux lointains, de leurs chambres lointaines,
leurs lits lointains, leurs têtes jadis aimées, têtes lointaines,
c’est ma mort.
C’est pourquoi quand un jour
on vous téléphonera
qu’on a trouvé quelque part dans un lit,
dans une chambre dont on m’aura prêté la clef,
dans une ville de ce pays qui n’est plus le mien,
deux corps inanimés, celui d’une femme et le mien,
alors souvenez-vous
que je vous ai salués en mon ultime seconde,
que ma main vous fit un de ces gestes qu’on fait du train.
(On parlera alors de moi à tous les temps passés
que recèle la grammaire.)
Que ce sein sous ma main,
ce corps sous mon corps,
cette bouche sous mes lèvres,
je les ai pressés pour vous en signe de salut et d’adieu
et que par cette étreinte dernière
de cette femme qui nul de vous ne connaîtra
je vous ai fait parvenir mes hommages
et mes souhaits envieux
afin que pour moi, pour moi, pour moi
vous continuiez de vous aimer, de vous étreindre, de vous tuer
de marcher par la rue
contemplant les vitrines, croisant les femmes,
qu’à ma place, ma place, ma place
vous continuiez d’écouter la langue démente des journaux, des haut-parleurs,
afin qu’à ma place vous trembliez dans la grotte sombre des pressentiments et
des terreurs,
afin qu’à ma place vous vous réveilliez, dans un grand cri, de songes où
combattent des dinosaures de fer,
afin que vous continuiez à ma place, ma place,
à craindre et pourtant à vouloir vivre.
Moi, j’ai perdu patience, j’en ai mon compte,
je ne veux plus avoir l’échine courbée,
ne fût-ce qu’un peu,
je veux m’allonger un peu rien qu’une fois et m’étendre
dans un drap blanc,
je veux sans réveil sommeiller
des siècles entiers,
je veux une fois pousser mon cri
fût-ce d’un coup de pistolet, et réveiller toute la maisonnée,
ou bien me taire et me taisant sourire à jamais
envoyant à tout le monde ce morceau mort de mon corps :
me voici, c’est à vous.
Moi, j’ai perdu patience,
et à dire le vrai,
je ne veux plus avoir à faire
avec cette vie.
Et ainsi-toujours pensé-je
(et la main froide de la froide terreur
de cette vérité tout d’un coup découverte
se pose sur ma nuque) :
le plus grand œuvre
que j’aie à vous laisser
sera ma mort.
9
Et tout ce qui me passe par la tête,
tout ce qui me tombe sous les yeux,
tout ce qui alentour se dresse ou se presse,
tout ce qui n’a rien à voir avec toi
sauf que cela s’appelle vie,
sauf que cela s’appelle mort,
sauf que cela s’appelle agonie,
sauf que tout cela, tout cela
s’appelle aussi amour.
(Un jour tu copieras tout cela à la machine,
un jour tu te tiendras devant et hocheras la tête,
un jour tu jetteras ça à la poubelle,
un jour tu le brûleras comme ces tresses
dont tu te pares pour ressembler
encore davantage à une enfant.)
Tout ce qui me passe par la tête
tout ce qui me tombe sous les yeux,
tout ce qui n’a rien à voir avec toi
et tout ce que tu as vécu toi seule
parce que de toute façon le monde entier ne vint au monde qu’avec moi,
toi-même ne vins au monde qu’avec le mien,
tu es ce monde, maintenant je le sais,
maintenant, en cette heure, cette seconde je le sais.
(Un jour tu copieras tout cela à la machine,
et déjà tu ne le comprendras plus,
ce sera un autre monde, le mien aura disparu
ainsi qu’il disparaît chaque jour avec le soleil,
ainsi qu’il disparaît, fût-il invisible,
ainsi qu’il passe comme le soleil, fût-il ignoré,
dans le brouillard, dans les nuages,
ainsi qu’il descend, fût-il voilé de noir,
ce monde nôtre chaque jour plus bas à l’horizon,
fut-il invisible,
fût-il ignoré.)
Tout ce qui me passe par la tête
tout ce qui me tombe sous les yeux,
et ce sont des beautés et ce sont des terreurs
car c’est le monde entier,
tout y est, tout côtoyant tout,
tout sens dessus dessous,
tout ce qu’il faut qu’on ne peut démêler,
et des morts, passe encore,
mais il y a aussi des exécutions
et les exécutions, passe encore
mais il y a aussi des tortures,
et les brodequins et les poucettes,
ça ne serait encore que de l’Histoire
ça ne serait que le sale vieux rêve
qu’on est capable d’oublier,
mais il y a aussi des nuits, des jours d’interrogatoires,
il y a aussi des fils électriques dénudés sous tension
par quoi les juges questionnent les sexes à nu,
les caves pleines d’eau, sang, urines,
où des vivants pourrissent des doigts et des orteils,
il y a le valet débile qui, ulcéré de voir fouetter ses chevaux,
d’un seul claquement de langue sut les faire dégager la charrette de sable
embourbée
et après passa vingt-deux ans en taule
pour hostilité aux lendemains qui chantent,
il y a la femme qui s’empoisonna aux somnifères
parce qu’elle devait de sa pension
de ses six cents par mois,
payer vingt mille de droit de succession
pour une maison depuis longtemps nationalisée,
et les soins pour la sauver qui s’avérèrent vains
durèrent sept jours et sept nuits,
coûtant soixante mille,
il y a le vieux, instituteur ou fonctionnaire retraité,
qui sur la crédence comptait chaque matin les morceaux de sucre
parce que depuis six mois on ne pouvait lui verser sa pension
ni même envoyer une avance
et quand il en fut au dernier
se dressa maladroitement sur son siège
et tenta de se pendre au lustre de la table,
il y a ce poivrot de stakhanoviste qui but en place de bière une bouteille de
vinaigre
et qui, transféré en hélicoptère à Prague,
fut soigné pendant des mois en rein artificiel,
il y a ce pauvre bougre qui, interrogé,
eut les reins brisés car il ne voulait pas boire la bouteille de vinaigre,
tout, tout y est, et plus encore,
parce que tu y es près de tout, toi,
toi qui t’es incrustée en moi
comme un coquille fossile dont je caresse du doigt les contours,
toi tout aussi présente à mes jours anciens,
tout aussi présente à mes jours à venir
qu’à ceux d’aujourd’hui, qui ne sont que toi,
toi comme je t’entends parler de loin,
comme je te vois de loin t’approcher,
comme je gravis tes genoux
comme je gravis tes flancs
comme je gravis tes veines
comme je gravis tes artères,
comme je te dépose à terre comme un dieu enfantin son jouet,
comme je me livre moi-même en jouet
à ce dieu implacable en toi
le dieu auquel je ne crois pas,
le dieu auquel tu crois parce qu’en ce moment
c’est la seule explication possible, je le sais bien,
le dieu que j’aimerais trouver au fond de tes membres
au fond de ta bouche, au fond de ton sein,
le dieu où je coule, où je me noie,
où je me suis déjà noyé,
et noyé, mort, nage,
heureux vers l’éternité, porté par le fleuve de vie
que tu es : je suis heureux, je suis mort,
je suis mort, je vis.
Traduit du tchèque par Xavier Galmiche,
en collaboration avec l’auteur
in, Jean Vladislav : « Soliloques »
Atelier La Feugraie éditeur,
14770 Saint-Pierre-la-Vieille,1995
Du même auteur :
Brumes (19/07/2015)
Laisses (06/07/2016)
Suite d’automne (06/07/2017)