René Daumal (1908 – 1944) : La seule
La seule
Je connais déjà ta saveur,
je connais l’odeur de ta main,
maîtresse de la peur,
maîtresse de la fin.
J’ai touché déjà tes os
à travers la chair sans âge
pétrie d’insectes millénaires
et de calices de fleurs futures.
J’ai dormi depuis les déluges, j’ai dormi
au fond de toi, sur ton épaule, j’ai dormi sans nom –
ta poitrine n’a pas changé,
l’air de la vie n’a plus le nerf de m’éveiller –
ne me nomme jamais, ne me réveille pas ;
tes poumons immobiles ont désappris aux miens
à respirer le souffle faible de ce monde.
le mourant ! car il agonise dans les trompettes,
les pluies battantes ; et qu’il crève, le géant faible,
monde vieillard qui s’époumone
dans le feu pâle auréolant ta tête,
cette lueur, ô veilleuse aveugle des morts, pensante
sans sommeil au fond des rêves
loin de l’huile de la vie,
endormeuse, nous avons ensemble ce secret
que je t’ai pris au carrefour martelé de lune ;
souviens-toi, tu étais habillée en petite fille,
tu guettais sur les dalles, la bouche sur ton secret.
Souviens-toit, je t’ai prise aux cheveux,
tu as desserré les dents,
souviens-toi, pour moi, pour moi seul,
parce que j’avais tout trahi pour toi
- oui, messieurs de la fumée et de l’ombre,
je vous ai trahis tous pour elle,
eau-mère, la vie que tu m’as donnée,
la vie avec la bouche bée,
je l’ai trahie et j’ai trahi le monde pour elle,
pour cette enfant que de vie en vie je retrouve,
l’endormeuse sans sommeil,
la veilleuse de la fin – ô ma mort !
tu as desserré les dents :
la boule, le feu, l’astre de gorge,
la convulsion folle derrière tes lèvres,
indéfiniment derrière tes dents, ce mur
où tant d’autres se cassent la tête,
… et ce que je ne puis dire…
Mais à qui parlerais-je ? toute oreille, tout œil
sombrent dans le silence et la nuit sans mémoire.
Tu veilles seule, enfant des baumes,
mort du carrefour, bois mon sommeil,
ne laisse rien de moi,
je suis seul à t’avoir vue plus présente qu’elles,
les fumées femelles,
les rôdeuses qu’un vrai regard dissipe,
je t’aime plus loin qu’au fond des rêves,
maîtresse de la peur,
maîtresse de la fin,
ne m’éveille plus,
ne me nomme plus.
Revue « Le grand jeu, N° III, Automne 1930 »
Du même auteur :
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Nénie (05/07/2015)
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