René Daumal (1908 – 1944) : Le prophète
Dessin de Maurice Henry. Musée d'Art moderne de Paris
Le prophète
L’enfant qui parlait au nom du soleil
allait par les rues du village mort,
les rats couraient vers ses pieds nus
lorsqu’il s’arrêtait aux carrefours.
L’enfant appela d’une voix pleine de galères,
de voiles blanches et de poissons volants,
et les hommes changés en pierre
s’éveillèrent en grinçant.
C’était l’aube annoncée par les flèches sifflantes
des joyeux archers du voisinage,
les hommes venaient, chacun portant sa nuit
comme on porte une ombrelle.
Ils s’accroupirent autour de l’enfant,
et leurs gros yeux rouges riaient,
et leurs larges bouches crachaient
du sable à travers les dents.
L’enfant qui parlait au nom du soleil
dit : « N’écoutez plus le chant du coq stupide »,
et les hommes aux longues lèvres se tapaient
le derrière sur les pavés.
L’enfant dit : « Vous riez, vous riez,
mais lorsque vous vous éveillerez
avec du sang plein les oreilles,
alors, vous ne rirez plus ».
Sa tête tomba, écrasante et chaude
sur l’épaule d’une jeune femme ;
elle crut qu’il voulut l’embrasser
et se mit à rire d’effroi.
« Vous riez, vous riez, lui dit-il,
- et les vieux montraient leurs crocs jaunes-
votre rire n’est pas l’aumône
que réclame la Gueule céleste.
Il lui faut vos nourrissons,
vos nez fraîchement coupés,
il lui faut une moisson
d’orteils pour son souper.
Elle rit, elle rit, la grande Gueule,
elle brille, elle grésille,
vous riez, vous riez, épouvantable aïeule,
mais bientôt, grand-mère, vos fils et vos filles
ne riront plus, ne riront plus.
Vous riez sous vos parasols de nuit,
ils vont craquer, ils vont craquer,
entendez rire la grande Gueule,
car bientôt vous ne rirez plus. »
Revue « Le grand jeu, N° II, Printemps 1929 »
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