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Le bar à poèmes
24 mai 2017

Louis Aragon (1897- 1982) : L’Amour qui n’est pas un mot

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L’amour qui n’est pas un mot

 

Mon Dieu jusqu’au dernier moment

Avec ce cœur débile et blême

Quand on est l’ombre de soi-même

Comment se pourrait-il comment

Comment se pourrait-il qu’on aime

Ou comment nommer ce tourment

 

Suffit-il donc que tu paraisses

De l’air que te fait rattachant

Tes cheveux ce geste touchant

Que je renaisse et reconnaisse

Un monde habité par le chant

Elsa mon amour ma jeunesse

 

O forte et douce comme un vin

Pareille au soleil des fenêtres

Tu me rends la caresse d’être

Tu me rends la soif et la faim

De vivre encore et de connaître

Notre histoire jusqu’à la fin

 

C’est miracle que d’être ensemble

Que la lumière sur ta joue

Qu’autour de toi le vent se joue

Toujours si je te vois je tremble

Comme à son premier rendez vous

Un jeune homme qui me ressemble

 

M’habituer m’habituer

Si je ne le puis qu’on m’en blâme

Peut-on s’habituer aux flammes

Elles vous ont avant tué

Ah crevez moi les yeux de l’âme

S’ils s’habituaient aux nuées

 

Pour la première fois ta bouche

Pour la première fois ta voix

D’une aile à la cime des bois

L’arbre frémit jusqu’à la souche

C’est toujours la première fois

Quand ta robe en passant me touche

 

Prends ce bruit lourd et palpitant

Jette-z-en la moitié véreuse

Tu peux mordre la part heureuse

Trente ans perdus et puis trente ans

Au moins que ta morsure creuse

C’est ma vie et je te la tends

 

Ma vie en vérité commence

Le jour que je t’ai rencontrée

Toi dont les bras ont su barrer

Sa route atroce à ma démence 

Et qui m’as montré la contrée 

Que la bonté seule ensemence                                                               

 

Tu vins au cœur du désarroi

Pour chasser les mauvaises fièvres

Et j’ai flambée comme un genièvre

A la Noël entre tes doigts

Je suis né vraiment de ta lèvre

Ma vie est à partir de toi

*

Tu m’as trouvé comme un caillou que l’on ramasse sur la plage

Comme un bizarre objet perdu dont nul ne peut dire l’usage

Comme l’algue sur un sextant qu’échoue à terre la marée

Comme à la fenêtre un brouillard qui ne demande qu’à entrer

Comme le désordre d’une chambre d’hôtel qu’on n’a pas faite

Un lendemain de carrefour dans les papiers gras de la fête

Un voyageur sans billet assis sur le marchepied du train

Un ruisseau dans leur champ détourné par les mauvais riverains

Une bête des bois que les autos ont prise dans leurs phares

Comme un veilleur de nuit qui s’en revient dans le matin blafard

Comme un rêve mal dissipé dans l’ombre noire des prisons

Comme l’affolement d’un oiseau fourvoyé dans la maison

Comme au doigt de l’amant trahi la marque rouge d’une bague

Une voiture abandonnée au beau milieu d’un terrain vague

Comme une lettre déchirée éparpillée au vent des rues

Comme le hâle sur les mains qu’a laissé l’été disparu

Comme le regard blessé de l’être qui voit qu’il s’égare

Comme les bagages laissés en souffrance dans une gare

Comme une porte quelque part ou peut-être un volet qui bat

Le sillon pareil du cœur et de l’arbre où la foudre tomba

Une pierre au bord de la route en souvenir de quelque chose

Un mal qui n’en finit pas plus que la couleur des ecchymoses

Comme au loin sur la mer la sirène inutile d’un bateau

Comme longtemps après dans la chair la mémoire du couteau

Comme le cheval échappé qui boit l’eau sale d’une mare

Comme un oreiller dévasté par une nuit de cauchemars

Comme une injure au soleil avec de la paille dans les yeux

Comme la colère à revoir que rie²n n’a changé sous les cieux

Tu m’as trouvé dans la nuit comme une parole irréparable

Comme un vagabond pour dormir qui s’était couché dans l’étable

Comme un chien qui porte un collier aux initiales d’autrui

Un homme des jours d’autrefois empli de fureur et de bruit.

 

*

Je traîne après moi trop d'échecs et de mécomptes

J'ai la méchanceté d'un homme qui se noie

Toute l'amertume de la mer me remonte

Il me faut me prouver toujours je ne sais quoi

Et tant pis qui j'écrase et tant pis qui je broie

Il me faut prendre ma revanche sur la honte

Ne puis je donner de la douleur Tourmenter

N'ai-je pas à mon tour le droit d'être féroce

N'ai-je pas à mon tour droit à la cruauté

Ah faire un mal pareil aux brisures de l'os

Ne puis je avoir sur autrui ce pouvoir atroce

N'ai-je pas assez souffert assez sangloté

Je suis le prisonnier des choses interdites

Le fait qu'elles le soient me jette à leurs marais

Toute ma liberté quand je vois ses limites

Tient à ce pas de plus qui la démontrerait

Et c'est comme à la guerre il faut que je sois prêt

D'aller où le défi de l'ennemi m'invite

Toute idée a besoin pour moi d'un contrepied

Je ne puis supporter les vérités admises

Je remets l'évidence elle-même en chantier

Je refuse midi quand il sonne à l'église

Et si j'entends en lui des paroles apprises

Je déchire mon coeur de mes mains sans pitié

Je ne sais plus dormir lorsque les autres dorment

Et tout ce que je pense est dans mon insomnie

Une ombre gigantesque au mur où se déforme

Le monde tel qu'il est que follement je nie

Mes rêves éveillés semblent des Saint Denis

Qui la tête à la main marchent contre la norme

Inexorablement je porte mon passé

Ce que je fus demeure à jamais mon partage

C'est comme si les mots pensés ou prononcés

Exerçaient pour toujours un pouvoir de chantage

Qui leur donne sur moi ce terrible avantage

Que je ne puisse pas de la main les chasser

Cette cage des mots il faudra que j'en sorte

Et j'ai le coeur en sang d'en chercher la sortie

Ce monde blanc et noir où donc en est la porte

Je brûle à ses barreaux mes doigts comme aux orties

Je bats avec mes poings ces murs qui m'ont menti

Des mots des mots autour de ma jeunesse morte

*

   Ô forcené qui chaque nuit attend l'aube et ce n'est que l'aube une aube

de plus une pâleur qui s'installe et la fatigue et tout ce qu'on s'était imaginé

de folie et de lumière s'évanouit dans ce  sentiment de lassitude ô forcené

qui se débat chaque nuit dans les lieux communs qu'il s'est construit les

dilemmes abstraits les chants sourds qui peuplent l'âme de fantômes de

fontaines

 

   Ô forcené qui partait pourtant à la recherche d'une autre vie ô Croisé

d'un rêve moderne au bout duquel il y avait le contraire d'un sépulcre  

Lui pensait prendre la bure et le bourdon peut-être comme des ailes des

magies mêlant l'eau du Jourdain les princesses lointaines forcené des

songeries forcené qui ressemble à tous les Icare à tous les écarts du destin

qui se croit fait pour soulever le voile de démence au-dessus on ne sait

de quelle Amérique quelle terre ou quel phalanstère ô forcené qui ne se

voit pas à l'heure des laitiers traînant par les rues  

     misérable et défait malheureux misérable

     Ô toi qui tends ta paume mendiant perpétuel à des gens qui n'en veulent

pas tes semblables tes frères forcené forcené qui fais semblant de d'en tirer

 en ricanant en blasphémant tu garderas pour toi l'histoire de tes humbles

démarches prêt à tout accepter tout donner tout détruire de toi s'il le faut

 tout détruire et qu'as-tu rencontré quelle dérisoire exigence Alors tu fais

celui qui s'en moque à mourir qui allait mourir la corde était prête et puis

que voulez-vous ce sont ces parents de province qui sont venus et pourquoi

fallait-il qu'ils vinssent qui restent là parlant sans fin parlant parlant parlant

si bien qu'on ne peut se pendre avant leur départ ne serait-ce  que par

politesse ô forcené qui me ressembles

     Écoute une dernière fois écoute

     Cette histoire que tu ne raconteras jamais jamais tu la connais de bout

en bout tu la connais toute

     Un jour peut-être un jour se lèvera pour la première fois et que ce soit

sur une Terre Sainte ou le vrai paradis terrestre un jour si tu crois l'heure

enfin sonnée où les autres hommes te regarderont comme un des leurs pour

la dernière fois je te le dis ce ne sera qu'illusion que leurre rien n'est possible

qu'un mensonge ils feront mine écoute-moi ce ne sera qu'une apparence

ils ne t'aimeront jamais ils ne t'accepteront jamais comme un des leurs et tu

vivras longuement parmi eux le sachant le cachant rien n'est changé tu es

toujours un étranger comment veux-tu qu'il en soit autrement regarde-toi

mais regarde-toi donc maudit si l'on t'accepte si l'on fait mine un jour de

t'accepter sache-le bien que c'est pour quelque raison qui n'est pas de toi

passagère et feinte on ne peut t'aimer tu le sais que des lèvres va va du

moins conscient de n'être que le jouet d'un calcul accepte si tu veux le

calcul des autres leur calcul juste ou faux dont dépend l'avenir mais sache

     pour la dernière fois forcené

     que tu ne seras  jamais qu'une poussière dans l'oeil des hommes toi qui

gardes pour toi seul ton histoire de mendiant le loin du compte de tes jours

tes offrandes rabrouées et maintenant jamais si l'on prenait ta main ce ne

serait comme si la première fois on l'avait prise même si tu oublies si tu te

laisses calmer si tu te laisses porter porter au large par la mer rappelle-toi

qu'elle est perfide et que jamais tu n'en connaîtras le fond profond qu'elle

est la mer même quand elle est douce et tranquille à l'infini la mer rien d'autre

et que veux-tu que la mer soit d'autre que la mer

     à l'heure des laitiers malheureux misérable

     non mais regardez-moi ce fou qui croit faire un grand cadeau de son  coeur

et de ses rêves ce dément qui propose de sacrifier ses doutes et ses chants tout

ce qu'il lui reste d'un long désordre ancien de plier sa musique au cri qui la fait

dissonante au vent qui la disperse à l'oubli de l'aube au jour qui vient

     A l'heure des laitiers toujours tu te réveilleras toi qu'on ne peut aimer ô toi qui

me ressembles 

*

                              Il n'aurait fallu

                              Qu'un moment de plus

                              Pour que la mort vienne

                              Mais une main nue

                              Alors est venue

                              Qui a pris la mienne

 

                              Qui donc a rendu

                              Leurs couleurs perdues

                              Aux jours aux semaines

                              Sa réalité

                              A l'immensité

                              Des choses humaines

 

                              Moi qui frémissais

                              Toujours je ne sais

                              De quelle colère

                              Deux bras ont suffi

                              Pour faire à ma vie

                              Un grand collier d'air

 

                              Rien qu'un mouvement

                              Ce geste en dormant

                              Léger qui me frôle

                              Un souffle posé

                              Moins Une rosée

                              Contre mon épaule

 

                              Un front qui s'appuie

                              A moi dans la nuit

                              Deux grands yeux ouverts

                              Et tout m'a semblé

                              Comme un champ de blé

                              Dans cet univers

 

                              Un tendre jardin

                              Dans l'herbe où soudain

                              La verveine pousse

                              Et mon cœur défunt

                              Renaît au parfum

                              Qui fait l'ombre douce

*

 

Et la vie a passé le temps d’un éclair au ciel sillonné

J’écoute au fin fond de moi le bruit de mes propres pas s’éteindre

J’entends ma propre chanson qui se fatigue de se plaindre

Je compte tout bas sur mes doigts les jours les mois les années

 

Il me semble qu’il n’y a eu dans toutes les circonstances

Rien d’autre que mon amour sur tout comme un grand tilleul ombreux

Rien d’autre que mon amour qui tremble comme un joueur heureux

Il me semble qu’il n’y a eu que mon amour dans l’existence

 

Je n’ai rien fait que par toi que pour toi pour l’amour de toi

Rue Didot les tracts distribués à la Belle Jardinière

Les vers maladroits que j’écrivais d’une nouvelle manière

Les marches d’escalier pour vendre l’invention de tes doigts

 

Tu m’as retiré de la chair le désespoir comme une épine

Tu m’as donné le goût nouveau d’un langage de plein midi

Tu seras présente à tout jamais dans tout ce que j’aurai dit

Tu m’as changé le cœur tu me l’as façonné dans la poitrine

 

Allez raconter tout au long cette sorte d’accouchement

Allez raconter comment naît un homme au milieu de son âge

On trouve à décrire les lieux pour donner à voir le voyage

Le paysage intérieur on peut le décrire comment

 

Mais toutes les comparaisons ici paraissent inutiles

Vous pouvez brûler tous les mots sans expliquer ce qu’est le feu

Le bonheur et la flamme sont ce qui danse au fond de nos yeux

Pour qui ne les a jamais vus comment se ressembleraient-ils

 

On me dira que j’ai souffert et que sans doute je l’oublie

En ce temps-là le mal d’enfer de qui brise son bras lui-même

Et j’ai quitté mes compagnons comme on déchire son poème

Comment aurais-je pu sans toi rompre les liens de ma folie

 

On me dira qu’il n’y a pas de miracle dans ce domaine

Et que ceux-là vers qui j’allais avaient d’autres chats à fouetter

Et qu’ils me regardaient du haut de leur supériorité

Oui j’ai pleuré mais dans tes bras cette indifférence inhumaine

 

On me dira qu’alors le ciel était sur nous noir triste et bas

Que quand on n’a pas à manger parler de bonheur c’est des phrases

Que le destin de tous était pareil à l’employé du gaz

Oui mais c’était un autre ciel à quoi je rêvais dans tes bras

 

Le Roman inachevé

Editions Gallimard, 1956

Du même auteur :

 Vingt ans après (24/05/2014)

« J’arrive où je suis étranger… » (24/05/2015)

Il n'y a pas d'amour heureux (24/05/2016)

Un homme passe sous la fenêtre et chante (24/05/2018)

La beauté du diable (24/05/2019)

Air du temps (24/05/2020)

Falparsi (24/05/2021)

Pour demain (24/05/2022)

« Tu m’as trouvé... » (24/05/2023)

Epilogue (24/05/5024)

 

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