Louis Aragon (1897- 1982) : L’Amour qui n’est pas un mot
L’amour qui n’est pas un mot
Mon Dieu jusqu’au dernier moment
Avec ce cœur débile et blême
Quand on est l’ombre de soi-même
Comment se pourrait-il comment
Comment se pourrait-il qu’on aime
Ou comment nommer ce tourment
Suffit-il donc que tu paraisses
De l’air que te fait rattachant
Tes cheveux ce geste touchant
Que je renaisse et reconnaisse
Un monde habité par le chant
Elsa mon amour ma jeunesse
O forte et douce comme un vin
Pareille au soleil des fenêtres
Tu me rends la caresse d’être
Tu me rends la soif et la faim
De vivre encore et de connaître
Notre histoire jusqu’à la fin
C’est miracle que d’être ensemble
Que la lumière sur ta joue
Qu’autour de toi le vent se joue
Toujours si je te vois je tremble
Comme à son premier rendez vous
Un jeune homme qui me ressemble
M’habituer m’habituer
Si je ne le puis qu’on m’en blâme
Peut-on s’habituer aux flammes
Elles vous ont avant tué
Ah crevez moi les yeux de l’âme
S’ils s’habituaient aux nuées
Pour la première fois ta bouche
Pour la première fois ta voix
D’une aile à la cime des bois
L’arbre frémit jusqu’à la souche
C’est toujours la première fois
Quand ta robe en passant me touche
Prends ce bruit lourd et palpitant
Jette-z-en la moitié véreuse
Tu peux mordre la part heureuse
Trente ans perdus et puis trente ans
Au moins que ta morsure creuse
C’est ma vie et je te la tends
Ma vie en vérité commence
Le jour que je t’ai rencontrée
Toi dont les bras ont su barrer
Sa route atroce à ma démence
Et qui m’as montré la contrée
Que la bonté seule ensemence
Tu vins au cœur du désarroi
Pour chasser les mauvaises fièvres
Et j’ai flambée comme un genièvre
A la Noël entre tes doigts
Je suis né vraiment de ta lèvre
Ma vie est à partir de toi
*
Tu m’as trouvé comme un caillou que l’on ramasse sur la plage
Comme un bizarre objet perdu dont nul ne peut dire l’usage
Comme l’algue sur un sextant qu’échoue à terre la marée
Comme à la fenêtre un brouillard qui ne demande qu’à entrer
Comme le désordre d’une chambre d’hôtel qu’on n’a pas faite
Un lendemain de carrefour dans les papiers gras de la fête
Un voyageur sans billet assis sur le marchepied du train
Un ruisseau dans leur champ détourné par les mauvais riverains
Une bête des bois que les autos ont prise dans leurs phares
Comme un veilleur de nuit qui s’en revient dans le matin blafard
Comme un rêve mal dissipé dans l’ombre noire des prisons
Comme l’affolement d’un oiseau fourvoyé dans la maison
Comme au doigt de l’amant trahi la marque rouge d’une bague
Une voiture abandonnée au beau milieu d’un terrain vague
Comme une lettre déchirée éparpillée au vent des rues
Comme le hâle sur les mains qu’a laissé l’été disparu
Comme le regard blessé de l’être qui voit qu’il s’égare
Comme les bagages laissés en souffrance dans une gare
Comme une porte quelque part ou peut-être un volet qui bat
Le sillon pareil du cœur et de l’arbre où la foudre tomba
Une pierre au bord de la route en souvenir de quelque chose
Un mal qui n’en finit pas plus que la couleur des ecchymoses
Comme au loin sur la mer la sirène inutile d’un bateau
Comme longtemps après dans la chair la mémoire du couteau
Comme le cheval échappé qui boit l’eau sale d’une mare
Comme un oreiller dévasté par une nuit de cauchemars
Comme une injure au soleil avec de la paille dans les yeux
Comme la colère à revoir que rie²n n’a changé sous les cieux
Tu m’as trouvé dans la nuit comme une parole irréparable
Comme un vagabond pour dormir qui s’était couché dans l’étable
Comme un chien qui porte un collier aux initiales d’autrui
Un homme des jours d’autrefois empli de fureur et de bruit.
*
Je traîne après moi trop d'échecs et de mécomptes
J'ai la méchanceté d'un homme qui se noie
Toute l'amertume de la mer me remonte
Il me faut me prouver toujours je ne sais quoi
Et tant pis qui j'écrase et tant pis qui je broie
Il me faut prendre ma revanche sur la honte
Ne puis je donner de la douleur Tourmenter
N'ai-je pas à mon tour le droit d'être féroce
N'ai-je pas à mon tour droit à la cruauté
Ah faire un mal pareil aux brisures de l'os
Ne puis je avoir sur autrui ce pouvoir atroce
N'ai-je pas assez souffert assez sangloté
Je suis le prisonnier des choses interdites
Le fait qu'elles le soient me jette à leurs marais
Toute ma liberté quand je vois ses limites
Tient à ce pas de plus qui la démontrerait
Et c'est comme à la guerre il faut que je sois prêt
D'aller où le défi de l'ennemi m'invite
Toute idée a besoin pour moi d'un contrepied
Je ne puis supporter les vérités admises
Je remets l'évidence elle-même en chantier
Je refuse midi quand il sonne à l'église
Et si j'entends en lui des paroles apprises
Je déchire mon coeur de mes mains sans pitié
Je ne sais plus dormir lorsque les autres dorment
Et tout ce que je pense est dans mon insomnie
Une ombre gigantesque au mur où se déforme
Le monde tel qu'il est que follement je nie
Mes rêves éveillés semblent des Saint Denis
Qui la tête à la main marchent contre la norme
Inexorablement je porte mon passé
Ce que je fus demeure à jamais mon partage
C'est comme si les mots pensés ou prononcés
Exerçaient pour toujours un pouvoir de chantage
Qui leur donne sur moi ce terrible avantage
Que je ne puisse pas de la main les chasser
Cette cage des mots il faudra que j'en sorte
Et j'ai le coeur en sang d'en chercher la sortie
Ce monde blanc et noir où donc en est la porte
Je brûle à ses barreaux mes doigts comme aux orties
Je bats avec mes poings ces murs qui m'ont menti
Des mots des mots autour de ma jeunesse morte
*
Ô forcené qui chaque nuit attend l'aube et ce n'est que l'aube une aube
de plus une pâleur qui s'installe et la fatigue et tout ce qu'on s'était imaginé
de folie et de lumière s'évanouit dans ce sentiment de lassitude ô forcené
qui se débat chaque nuit dans les lieux communs qu'il s'est construit les
dilemmes abstraits les chants sourds qui peuplent l'âme de fantômes de
fontaines
Ô forcené qui partait pourtant à la recherche d'une autre vie ô Croisé
d'un rêve moderne au bout duquel il y avait le contraire d'un sépulcre
Lui pensait prendre la bure et le bourdon peut-être comme des ailes des
magies mêlant l'eau du Jourdain les princesses lointaines forcené des
songeries forcené qui ressemble à tous les Icare à tous les écarts du destin
qui se croit fait pour soulever le voile de démence au-dessus on ne sait
de quelle Amérique quelle terre ou quel phalanstère ô forcené qui ne se
voit pas à l'heure des laitiers traînant par les rues
misérable et défait malheureux misérable
Ô toi qui tends ta paume mendiant perpétuel à des gens qui n'en veulent
pas tes semblables tes frères forcené forcené qui fais semblant de d'en tirer
en ricanant en blasphémant tu garderas pour toi l'histoire de tes humbles
démarches prêt à tout accepter tout donner tout détruire de toi s'il le faut
tout détruire et qu'as-tu rencontré quelle dérisoire exigence Alors tu fais
celui qui s'en moque à mourir qui allait mourir la corde était prête et puis
que voulez-vous ce sont ces parents de province qui sont venus et pourquoi
fallait-il qu'ils vinssent qui restent là parlant sans fin parlant parlant parlant
si bien qu'on ne peut se pendre avant leur départ ne serait-ce que par
politesse ô forcené qui me ressembles
Écoute une dernière fois écoute
Cette histoire que tu ne raconteras jamais jamais tu la connais de bout
en bout tu la connais toute
Un jour peut-être un jour se lèvera pour la première fois et que ce soit
sur une Terre Sainte ou le vrai paradis terrestre un jour si tu crois l'heure
enfin sonnée où les autres hommes te regarderont comme un des leurs pour
la dernière fois je te le dis ce ne sera qu'illusion que leurre rien n'est possible
qu'un mensonge ils feront mine écoute-moi ce ne sera qu'une apparence
ils ne t'aimeront jamais ils ne t'accepteront jamais comme un des leurs et tu
vivras longuement parmi eux le sachant le cachant rien n'est changé tu es
toujours un étranger comment veux-tu qu'il en soit autrement regarde-toi
mais regarde-toi donc maudit si l'on t'accepte si l'on fait mine un jour de
t'accepter sache-le bien que c'est pour quelque raison qui n'est pas de toi
passagère et feinte on ne peut t'aimer tu le sais que des lèvres va va du
moins conscient de n'être que le jouet d'un calcul accepte si tu veux le
calcul des autres leur calcul juste ou faux dont dépend l'avenir mais sache
pour la dernière fois forcené
que tu ne seras jamais qu'une poussière dans l'oeil des hommes toi qui
gardes pour toi seul ton histoire de mendiant le loin du compte de tes jours
tes offrandes rabrouées et maintenant jamais si l'on prenait ta main ce ne
serait comme si la première fois on l'avait prise même si tu oublies si tu te
laisses calmer si tu te laisses porter porter au large par la mer rappelle-toi
qu'elle est perfide et que jamais tu n'en connaîtras le fond profond qu'elle
est la mer même quand elle est douce et tranquille à l'infini la mer rien d'autre
et que veux-tu que la mer soit d'autre que la mer
à l'heure des laitiers malheureux misérable
non mais regardez-moi ce fou qui croit faire un grand cadeau de son coeur
et de ses rêves ce dément qui propose de sacrifier ses doutes et ses chants tout
ce qu'il lui reste d'un long désordre ancien de plier sa musique au cri qui la fait
dissonante au vent qui la disperse à l'oubli de l'aube au jour qui vient
A l'heure des laitiers toujours tu te réveilleras toi qu'on ne peut aimer ô toi qui
me ressembles
*
Il n'aurait fallu
Qu'un moment de plus
Pour que la mort vienne
Mais une main nue
Alors est venue
Qui a pris la mienne
Qui donc a rendu
Leurs couleurs perdues
Aux jours aux semaines
Sa réalité
A l'immensité
Des choses humaines
Moi qui frémissais
Toujours je ne sais
De quelle colère
Deux bras ont suffi
Pour faire à ma vie
Un grand collier d'air
Rien qu'un mouvement
Ce geste en dormant
Léger qui me frôle
Un souffle posé
Moins Une rosée
Contre mon épaule
Un front qui s'appuie
A moi dans la nuit
Deux grands yeux ouverts
Et tout m'a semblé
Comme un champ de blé
Dans cet univers
Un tendre jardin
Dans l'herbe où soudain
La verveine pousse
Et mon cœur défunt
Renaît au parfum
Qui fait l'ombre douce
*
Et la vie a passé le temps d’un éclair au ciel sillonné
J’écoute au fin fond de moi le bruit de mes propres pas s’éteindre
J’entends ma propre chanson qui se fatigue de se plaindre
Je compte tout bas sur mes doigts les jours les mois les années
Il me semble qu’il n’y a eu dans toutes les circonstances
Rien d’autre que mon amour sur tout comme un grand tilleul ombreux
Rien d’autre que mon amour qui tremble comme un joueur heureux
Il me semble qu’il n’y a eu que mon amour dans l’existence
Je n’ai rien fait que par toi que pour toi pour l’amour de toi
Rue Didot les tracts distribués à la Belle Jardinière
Les vers maladroits que j’écrivais d’une nouvelle manière
Les marches d’escalier pour vendre l’invention de tes doigts
Tu m’as retiré de la chair le désespoir comme une épine
Tu m’as donné le goût nouveau d’un langage de plein midi
Tu seras présente à tout jamais dans tout ce que j’aurai dit
Tu m’as changé le cœur tu me l’as façonné dans la poitrine
Allez raconter tout au long cette sorte d’accouchement
Allez raconter comment naît un homme au milieu de son âge
On trouve à décrire les lieux pour donner à voir le voyage
Le paysage intérieur on peut le décrire comment
Mais toutes les comparaisons ici paraissent inutiles
Vous pouvez brûler tous les mots sans expliquer ce qu’est le feu
Le bonheur et la flamme sont ce qui danse au fond de nos yeux
Pour qui ne les a jamais vus comment se ressembleraient-ils
On me dira que j’ai souffert et que sans doute je l’oublie
En ce temps-là le mal d’enfer de qui brise son bras lui-même
Et j’ai quitté mes compagnons comme on déchire son poème
Comment aurais-je pu sans toi rompre les liens de ma folie
On me dira qu’il n’y a pas de miracle dans ce domaine
Et que ceux-là vers qui j’allais avaient d’autres chats à fouetter
Et qu’ils me regardaient du haut de leur supériorité
Oui j’ai pleuré mais dans tes bras cette indifférence inhumaine
On me dira qu’alors le ciel était sur nous noir triste et bas
Que quand on n’a pas à manger parler de bonheur c’est des phrases
Que le destin de tous était pareil à l’employé du gaz
Oui mais c’était un autre ciel à quoi je rêvais dans tes bras
Le Roman inachevé
Editions Gallimard, 1956
Du même auteur :
Vingt ans après (24/05/2014)
« J’arrive où je suis étranger… » (24/05/2015)
Il n'y a pas d'amour heureux (24/05/2016)
Un homme passe sous la fenêtre et chante (24/05/2018)
La beauté du diable (24/05/2019)
Air du temps (24/05/2020)
Falparsi (24/05/2021)
Pour demain (24/05/2022)
« Tu m’as trouvé... » (24/05/2023)
Epilogue (24/05/5024)