Adonis (1930 -) / أدونيس : Miroir du chemin, chronique des branches
Miroir du chemin,
Chronique des branches
I
Non pas l’estuaire des miroirs,
non pas la rose des vents.
Toute chose est une aile
ascendante dans mon sang,
dans les champs,
nageant dans l’orbite des saisons.
J’ai fait de mon visage le frère de l’herbe
et mes pas se sont livrés à la nostalgie
des miroirs.
J’ai vu les éléments pleurer, ouvrir
entre nous la blessure fraternelle.
J’ai reconnu le signe attestant
que je suis prélude à l’annonciation,
plante de l’Orient au jardin de la prophétie.
Non pas l’estuaire des miroirs,
non pas la rose des vents.
Toute chose est chemin,
les frontières et leurs étendards,
l’embrasement, les barricades,
la rencontre et son ascension,
la voix, ma voix dans mes paumes,
les oiseaux qui s’éloignent
et laissent leurs noms parmi les branches,
les branches et leur histoire.
Nous avons inauguré une autre patrie
et dans l’arbre aux oiseaux
nous avons progressé.
Nous étions espace pour leurs malheurs
Et comme eux nous sommes partis…
Toute chose est chemin.
Nous avons enlacé nos amertumes, gravi
la virginité des altitudes.
Revêtus de symboles, nous avons pris leurs couleurs
et nous en avions teint leurs tuniques.
Les colombes qui s’engendrent dans nos visages
sont chemin.
Les mirages et sa flûte sont chemin.
Toute chose est chemin –
les visages qui se suivent
dans la poussière du chemin
et l’adieu qui veille dans la désolation
du chemin.
Ô temps de la pluie,
accorde-nous tes bienfaits et invente
pour les arbres une nuée, robe tissée
de notre tendresse.
Désaltère ceux qui languissent,
ceux qui nous ont désaltérés.
Ô temps de la pluie…
Soudain, entre la nature et moi
ont surgi une langue et des lettres.
L’air s’est muée en échelle,
j’ai commencé à marcher
entre l’espace et mes yeux,
errant dans les oripeaux de la nature.
Si tu étais cavalier, ô courrier de la distance,
ma nostalgie serait cavale.
Si tu étais désert, mes mains seraient caravanes.
Si tu étais flamme, je serais l’amant étranger
qui se dirige vers elle
et la voyance serait mon étoile.
Ô courrier de la distance…
II
Les vents m’ont accompagné,
les vents et leurs pierres prophétiques.
Une pierre domine la ville,
une pierre est servante de la ville,
une pierre immense qui roule dans la bague du calife,
une pierre, étoile légère
que les jeunes filles suspendent
entre leurs rêves familiers
et les yeux des miroirs.
Je confie à la pierre
ce que dans mon voyage le jour laisse
de ses décombres,
ce que laisse le voyage.
La pierre
est traversée par un fil de repos
et dans sa trame se trouvent mes yeux,
les forêts et la pluie.
La pierre est traversée par une ville
qui chaque nuit renaît.
Je cours, je fouille dans ses fissures.
Les magiciens se perdent
dans la ville de la pierre.
mais je confie à la pierre
ce que le jour laisse de ses décombres,
ce que laisse le voyage.
Les vents m’ont accompagné,
les vents et leurs pierres prophétiques.
Et ceux qui avancent dans la flamme
plantent les arbres du rêve,
ouvrent dans la cendre des oiseaux
un portail…
Nous avancions…
Nos pas étaient de blé.
Nous avancions…
… ceux qui voient le chemin tel un chant
dont la source est dans leurs pas…
Nous nous sommes rencontrés
entre la nuque du chemin
et sa croupe.
…ceux qui surgissent
des forteresses d’assaut,
étendent leur domination
jusqu’aux confins de l’étrange
dans les prémices du végétal…
Nous nous sommes inclinés
devant le chemin et ses nids.
Nous avons vu
la magie de ses dimensions,
entendu sa voix.
… ceux qui tempêtent,
ceux qui viennent
comme vient l’heure…
L’œil de l’étrange – pluie ou nuée
sous nos cils.
Nous nous sommes étonnés :
pourquoi la folie n’a-t-elle pas ouvert
ses fenêtres à nos pas ?
Nous nous sommes étonnés …
… ceux qui ébranlent
l’eau des siècles…
Nous avons sauvé du naufrage
une patrie flottante…
… ceux qui nomment l’innommable,
ceux qui brisent les frontières,
font sauter les verrous,
fondent des chemins dans le chemin,
les dépassent…
Nous avons entendu notre écho
voyager dans l’herbe.
Il venait des extrémités de la mer.
… ceux qui se précipitent
dans la haute mer du rêve…
… nous étions
l’or de la nuit et des déserts
au-dessus de Grenade, dans Boukhara…
… ceux qui avancent
entre flamme et métamorphose…
… nous avancions…
Tous m’accompagnaient…
Chaque jour après le sommeil,
un soleil me raconte :
Nadir le Noir (1)
lit au nom de Dieu et du malheur
la légende du pain, la poésie de l’eau.
Nadir le Noir,
les arbres le portent.
Toute branche est poing et épée,
mûrie avant l’été,
mûrie après l’été.
Nadir le Noir s’en est allé
pour revenir au mois de tichrîn (2)
au commencement des pluies…
… Mihyar (3) a vu
comment le soleil vient à moi
chaque jour, après le sommeil,
comment l’eau d’impatience
devient jet de flamme
et la fleur perdue dans le chemin
est plus vaillante qu’une ville.
III
La terre ouvre sa demeure
La terre accorde ses pas aux miens.
A moi le courroux de la terre,
sa passion, son versant sauvage,
le sang dominateur, le sang qui commande,
surgissant du foyer lointain du temps.
La terre ouvre sa demeure
Le nombril de la terre est un lit,
toutes les Histoires s’enchaînent en un collier
suspendu autour de moi…
Notre histoire suinte :
la braise est en nous,
en nous les victimes,
la volupté du sel,
la volupté de l’astre rouge.
En nous le réveil de l’éros
et son offrande.
En nous la louange de la femme
écroulée sur la poitrine d’un conquérant
qui clôture l’Histoire.
En nous le sang jaloux, étrange, sacré, versé.
En nous l’esclave – le possesseur et le possédé.
Toute chose est telle qu’elle était
et les rebelles, amis des vents,
blessent le jour et marchent
parmi les blessures…
Mais j’avance, je nomme,
je redonne à mes mots
la magie de la création.
Je nomme par les racines et par leur rythme.
Je nomme l’arbre de la pulsion prophétique
au commencement des saisons,
quand la fumée ne sait pas encore
qu’entre les champs et mes sources secrètes
le cadavre du lieu est tombé.
Je nomme et je comble
mes fleuves humains
d’une colère qui tisse des liens
entre ma voix et ses vagues,
dresse les rivages en arc de flamme.
J’ai étreint l’incendie,
j’ai décortiqué l’espace,
j’ai fait de l’espace des fleurs
qui lisent le chemin
et des pas j’ai fait mes interprètes.
J’ai vu mes chants marcher,
leurs pieds tisser des filets
pour piéger les oiseaux du malheur.
J’ai vu mes chants jouer, compter la poussière,
grain par grain,
et le tourment dormir dans l’obscurité
sur la rive de l’étrange.
Deux yeux perçants était le vent,
trouant les ténèbres, blessant le corps
de la nuit, buvant son sang
noir et filtré.
Quand les tombes s’élevaient
ou quand tombait l’ange,
le vent était une démone
et les chants étaient son visage
et ses mains.
Nadir le Noir était l’écho.
Assis entre la lune affamée
et le jardin,
il découvrait l’ombre,
camouflait sa faim.
Il était comme l’éternité,
Paysan de l’Euphrate
qui recoud la blessure de l’eau
et marche. Derrière lui
marchait le ciel.
Le soleil vient à moi chaque jour,
après le sommeil.
L’eau d’impatience
devient jet de flamme
et la pierre perdue dans le chemin
est plus vaillante qu’une ville.
IV
- D’où viens-tu ?
- De la terre des morts, des jarres de larmes,
et jamais je n’ai habité de maison.
Lorsque je suis descendu dans un cimetière
et que le soleil s’est enroulé autour de ma cheville,
telle l’herbe grisante,
j’ai apporté à la faim ses offrandes.
Mon sang était libation en partance
pour un autre lendemain,
ma main était encensoir,
et à l’entrée du cimetière comme à sa sortie
je n’ai trouvé que des enfants.
Ils étaient la promesse d’une terre gravide,
Ils étaient la marée, les vagues et les cascades.
- D’où viens-tu ?
- Je m’aventurais dans les forêts,
je courais à la poursuite des démones,
je rêvais qu’elles étaient en pain …
Un oiseau sans identité est passé.
Il venait d’une terre désertique.
La terre se recomposait comme une amphore
pour la nuit, pour les fleurs fanées
des figuiers de Barbarie.
- D’où viens-tu ?
- J’étais bûcheron et j’ai adoré l’arbre.
J’ai planté la hache au plus profond de ses cils.
- Comment es-tu venu ?
- J’ai voyagé dans la caravane de la terreur,
dans les bannières de la folie,
dans les fragments de ma hache brisée,
à bout de force, portant la chronique des branches.
V
Mihyar descend
dans l’enclos de Qassioun (4),
dans Barada (5),
dans la clairière de l’Auvent (6),
dans la Ghouta (7) dépoitraillée,
dans la nuit,
porté par un tapis de velours.
Les anémones, le filon de diamant,
le lin, le grenadier,
sont foule pressée de cavaliers
dans le liouân (8) de Qassioun.
Le feu devient lac,
l’oiseau naît dans les feuilles du lotus,
l’eau est une barque apportant aux fils
des encensoirs en provenance des cimetières paternels.
… sous la mosaïque, nous nous sommes accroupis.
Je me suis glissé dans le brouillard du fauteuil,
dans un tourbillon, dans le giron d’une transe verte,
dans la saveur d’un paradis,
et j’ai entendu la mer pleurer ses vagues consumées.
Rayonnante,
métamorphosée comme la flamme
est cette venelle.
Les pierres ici sont miroirs,
un roc est maître de la ville,
un roc est cavalier.
Inexorablement il avance,
dévastant, pénétrant le cœur
de la ville. Les roues du jour
se sont effondrées, la ville
s’est rendue, et le soleil
chaque jour après le sommeil,
me raconte :
Nadir le Noir
est comme l’éternité
paysan de l’Euphrate.
Il recoud la blessure de l’eau
et marche. Derrière lui
marche le ciel.
Mihyar,
pont qui mène à la descente
vers magie et malheur,
dans le corps terrestre,
dans le corps céleste.
Mon corps est ici, mon corps est là-bas,
magicien, voix alanguie et sans écho
qui explore l’espace.
Les éclairs meurtrissants l’ont séparé
d’un sang débile.
Mon corps : coupole du cèdre,
fleuve voyageur, palmeraie…
Toute chose est telle qu’elle était :
les rebelles, amis des vents,
les pauvres, les femmes, les enfants
blessent le jour et marchent parmi les blessures.
Toute chose est telle qu’elle était :
mes paumes transpercées
et l’écho qui boit le saignement.
Toute chose est telle qu’elle était :
Mes yeux sont bandés,
pain est le chemin.
… une lance est tombée.
J’ai recueilli mes jours,
les ai livrés à mes paroles
dans les racines de l’ éclosion
et la tiédeur de la mort,
dans ma mort amie,
dans un lendemain vagabond qui se cabre,
dans un éclair fraternel
venant de loin.
Je ne suis que le rythme de mes paroles,
qu’un souffle qui va rôdant,
pulvérisant l’esprit de l’eau
parmi décombres et dispersions.
Mihyar,
ton visage est tour nocturne dans une barque d’encens
et le rêve se cache dans les ailes du ramier.
Le ramier est dans le four
et un canari chantait :
« Ne reste autour de moi que mon ombre.
Plus de chemin autour de moi que mon ombre. »
Il chantait et chantait :
« J’avais une terre, je l’ai donnée.
« J’avais des arbres, ils sont morts. »
Le canari chantait et chantait :
« Toi, visage du lieu,
ta première moitié est morte.
l’autre moitié n’est pas née encore. »
Il chantait :
« J’avais une ombre, je l’ai donnée.
« J’avais des arbres, ils sont morts. »
Le canari qui a chanté la vie, prié pour la vie,
S’est envolé par désir de mort vers la mort.
Mihyar,
ton visage est tour de lumière dans une barque d’obscurité,
le rêve se cache dans les ailes du ramier,
le ramier est corps, ici et là-bas,
magicien qui explore et ouvre l’espace.
Et jour après jour, après le sommeil, le soleil me raconte :
… j’ai écouté leurs légendes,
nous avons pétri le pain et nous avons mangé
Nous nous sommes dressés devant les miroirs
et j’ai vu des visages pourchassés,
vu leurs rides et entendu la folie
sonner l’appel et mobiliser les époques.
J’ai vu les javelots s’incliner
au-dessus de nous comme des branches,
j’ai vu les branches dans nos traits,
j’ai vu les vaisseaux dans la trouée du golfe
porter le feu et les vents.
J’ai lavé les miroirs, libéré leur tornade,
j’ai mêlé les miroirs au chemin
et à son histoire
et de ce mélange j’ai fait
l’alchimie des époques nouvelles.
Le matin aux flammèches douces et purifiantes
viendra des confins secrets
revêtu de pourpre.
Il sèmera la racine des vents au pays du calife
et dans les régions de papier…
Mihyar et Nadir le Noir
ont vu comment le soleil vient à moi chaque jour,
après le sommeil,
comment l’eau d’impatience devient jet de flamme
et la feuille perdue dans le chemin
est plus vaillante qu’une ville.
VI
Les écharpes de l’espace sont tombées
telle une annonciation.
Ne reste qu’un passant –
les ponts ont absorbé ses traits.
Il est parfois étoile transparente,
parfois il est éclipse.
De l’errance du chemin ne reste que le chemin,
que l’étincelle.
L’eau est un menuisier en maraude –
il donne, il indique
il tend la main
il permet le passage.
(1) Nadir le Noir : personnage historique qui survit dans la mémoire populaire.
Comme les Zendjs, esclaves noirs révoltés contre le pouvoir du califat de Bagdad,
Il représente la dissidence et la marginalité.
(2) tichrîn : mois d’octobre
(3) Mihyar : le double d’Adonis, son alter ego.
(4) Qassioun : montagne qui domine Damas
(5) Barada : rivière qui traverse Damas
(6) Auvent : il s’agit de l’auvent qui abritait les amis du Prophète au moment de son agonie.
(7) Ghouta : la gufa, oasis irriguée par le Barada, au sud de Damas
(8) : liouân ou iouân : pièce surélevée donnant sur la cour centrale d’une maison
Traduit de l’arabe par Anne Wade Minkowski
In, Adonis : « Chronique des branches »
La Différence Editeur (Orphée), 2012
Du même auteur :
Corps, 4 (23/05/2015)
Pays des bourgeons (23/05/2016)
Corps, 7 (23/05/2018)
Chronique des branches (23/05/2019)
Corps, 1 et 2 (23/05/2020)
Corps, 3 (23/05/2021)
Corps, 5 (23/05/2022)
Corps, 6 (23/05/2023)
Le charmeur de poussière (1) (23/05/2024)