Loys Masson (1915 – 1969) : Symphonie 1959 de Paula
Symphonie 1959 de Paula
Les mots du poème ont mûri comme de grands fruits ; voici le temps
où nous les pressons
dans un cellier aux couleurs de votre vie.
Tel en sera l’alcool, le poids de légende au fond des flacons, tels nous
serons au soir quand à la mi-lande
le sergent des nuées dardera vers nous son éclat noir
la pierre des séparations.
Bénissez mes mains sur ma vendange, bénissez ce vin malheur et joie
et ciguë et caresse
que tout encore vous soit dédié comme j’ai vécu,
jusqu’à ma mort même.
Rien n’a jamais compté pour moi que de boire votre présence votre
absence
et la nuit chaude et la nuit douce selon que vous me la donniez.
La foudre elle-même plantée entre mes épaules m’a assoiffé de vous
cette année où elle est tombée :
tout un or étrange et fou maintenant jusque dans les racines
où je descends chaque matin me réinventer mon nom…
Soyez louée par la souffrance ce pin d’arêtes que nous avons partagé
et par les soleils rompus et par l’étoile qui s’est voilée
et par les sources de vos mains en ces lointains où je n’ai pas su aller
par la proche chanson du roitelet.
Soyez aimée soignez bénie pour tous vos gestes
tous vos chemins toutes vos pensées
ce que je connais de vous et ces pétales que je ne saurai jamais réunir
et qui m’auraient déclos le secret la rose de vous
la bien-perdue ;
Soyez bénie, Paula, comme vous bénissez ma vendange du vin tardif
ce soir en ce cellier aux couleurs de votre vie.
Il m’est advenu ce grand orage dès ma jeunesse ; sans doute n’y avez-
vous pas vu luire
les sept rayons de printemps dont vous m’aviez-fait don
les sept lumières et les sept raisons ?
Mais ils vivaient sous le nuage. Rien n’a jamais pâli
et le matin de l’amour hante encore ce lieu clos
où nous mettons à dormir l’été.
Appuyez-vous sur ma peine comme votre peine a la tiédeur de
l’ambre au bas de mon cou ;
elle est meilleure que moi si violent et la vôtre a votre goût.
Le vanneau là-bas déployé monte au vent au-dessus du marécage
appuyez-vous avant que l’automne soit de retour –
Voyez, l’orage va peut-être cesser
une petite cavalerie bleue bivouaque au front du jour :
Quelles nouvelles nous apportez-vous, chevaux ?
Je n’ai rien aimé qui ne soit de vous.
Cette jeunesse à la massue, hier, il faut lui pardonner, celle dont
vous avez tant souffert.
Peut-être à mon insu témoignait-elle pout un feuillage jadis
poignardé dans mon enfance
la beauté trop vite saccagée d’un visage dont je suis issu ?
Je ne sais pas
je n’ai plus de souvenirs qui n’aient pas votre nom.
L’autrefois flotte les yeux clos aux bras de l’étang
Très tard nous irons le réveiller afin que je vous montre intact
ce soleil de vous qui y brillait –
juste avant que nous n’embarquions sous ses derniers feux…
Me voilà revenu sans être parti, mon errance même vous appartenait.
Je vous regarde et c’est mon seul paysage
le seul où j’aie jamais été heureux
mêmes sous la pluie de feuilles fanées
que faisait le souffle toujours renaissant de l’orage.
Sans doute n’y a-t-il pas d’amour sans rançon ?
On naît aux blessures en même temps qu’on renaît dans les yeux :
les vôtres les miens lesquels sont plus emplis de cendre
lesquels brûlent plus lents sur notre vendange
en ce soir d’été aux couleurs de votre vie ?
Je vous ai aimée par la rose je vous ai aimée dans le cri
Mais dans la rose rouge et le cri vous ne m’avez pas entendu
peut-être marcher mon long chemin du sang ?
Je vous aimée dans la course de l’eau claire
dans novembre aux bras coupés dans chaque printemps au
printemps rentrant d’exil
Je vous aimée par les racines des fougères par toutes les
mains jointes de toutes les prières
par tous les gestes d’amour toutes les caresses à chaque instant
de l’homme à la femme et de la bête à la bête sur la terre
qui mettaient un grand miroir tremblé rien que pour vous sur
la terre –
Je vous aimée par la haine des prisons par la liberté la mère
par la femme crucifiée et l’enfant déporté
trahi sali
perdu,
par l’Esprit suspendu dans le vol de la colombe
par le Père asservi dans le regard sans ciel de l’aveugle
par tous les ruisseaux de mémoire coulant aux rides des
fronts purs d’aïeules
par les cataractes et les tragédies
par le deuil sans drame de l’alouette gouttant en larmes
d’argent frais aux joues de la prairie
par les mille fusillés depuis si longtemps de notre espérance
par tout ce qui s’endort chaque soir et chaque matin se retrouve
en vous
Je vous ai aimée
et pourtant je n’étais que ce condamné de moi-même sur la terre
Je sors de geôle, à tâtons je repousse mon juge ma vie.
Souvenez- vous ce sera si tôt l’automne encore une fois
Paula c’est le soir lentement et les mêmes clartés l’Aigle et la
Lyre et le Berger et Véga
gardez-moi de la malencontre des chacals qui hantent le pays bas :
Je vous priais je vous prie encore
les mêmes mots
rien n’a changé ne changera aux syllabes du chant d’union
Gardez-moi de la malencontre, mon amour sauvé, Paula
- et de vos mains glisse un sourd éclat
sur ma vendange en ce cellier où monte l’ombre
soudain si tendrement humaine et qui comme toutes les fleurs
des abords du temps couché a votre forme
vers l’aurore
La Dame de Pavoux
Editions Robert Laffont, 1965
Du même auteur :
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