René Ménard (1908 - 1980 ) : D’autres ont la liberté…
D’autres ont la liberté…
A Aimé Flamet
I
D’autres ont la liberté de marcher de-ci, de-là, et la terre est élastique
sous les pas de l’homme libre.
Ils vont et viennent selon leur fantaisie ou leurs affaires et le monde
quelquefois paraît trop grand pour eux.
Mais il arrive aussi que devant leurs yeux les horizons reculent et que
ces hommes regardent par-dessus les collines
Ou que devant eux, le soir, les rues des villes s’allongent et se creusent
jusque vers une maison qui cacherait un impossible amour.
Ils ont hérité des champs, des forêts et des villes, et sans y prendre garde,
ils mènent le jeu d’homme .
Et par surcroît toutes sortes de créatures terrestres sont en leur compagnie
pour leur plaisir ou leur utilité.
Leurs mains connaissent la chaleur ou la douceur du pelage des bêtes
domestiques et il leur est aussi naturel de caresser un chat ou un chien
Que de plonger leurs doigts dans l’herbe fraîche ou d’envelopper leur
songe dans l’ombre d’un arbre préféré.
D’autres ont la liberté de marcher de-ci de-là, mais moi je ne sais plus
du monde qu’un rectangle de terre pelée, plus étranger à l’héritage des
hommes et plus privé de toutes les offrandes terrestres
Que ces pays déserts où parfois pendant mon enfance un mauvais
démon m’abandonnait la nuit…
II
D’autres ont la liberté de se pencher vers leur femme et la chair de
l’épouse est douce aux bras de l’homme libre.
Ils l’embrassent et la caressent selon leur désir ou leur ennui et
quelquefois devant eux la femme se dérobe en son cœur.
Mais il arrive aussi que devant leurs yeux les yeux de l’aimée
s’élargissent et que ses lèvres se tendent et que ses genoux cèdent à ce poids
qui pèse sur sa bouche.
Ou que devant eux s’entrouvre le Carnet Bleu où la Jeune Fille aimait
l’Inconnu dont ils prirent par surprise et le geste et la voix
Ils ont hérité de l’amour des femmes et ils en usent sans y penser comme
de l’air du ciel et des fontaines de la terre.
Et par surcroît ils ont le bénéfice de toutes les joies qui accompagnent les
familiarités de l’amour.
Leurs mains connaissent l’amitié complice des étoffes préférées par le corps
de l’aimée et cela leur est aussi naturel de jouer avec la soie d’une écharpe ou
l’agrafe d’un bracelet
Que de plonger leurs doigts dans la chevelure fraternelle ou de modeler leur
songe selon les formes que suggère le parfum d’un mouchoir.
D’autres ont la liberté de se pencher vers leur femme, mais moi, je ne sais plus
de l’amour que ces mots accordés avec parcimonie, plus étrangers à mon
héritage naturel et plus loin des offrandes terrestres.
Que ces errantes rêveries de mon adolescence, ces années crucifiées sur les
transparentes ailes de l’ange qui me hantait la nuit.
III
D’autres ont la liberté de toucher leur enfant et d’élever très haut son rire
au-dessus de leur tête, tant le poids de l’enfant est léger au bras de l’homme
libre.
Ils s’en amusent ou s’en fâchent et quelquefois manquent de mesure et de
sagesse, si bien que les yeux de l’enfant s’obscurcissent et s’effraient.
Mais il arrive que devant eux la mystérieuse vie jaillisse des mains fluettes
et de la bouche coraline et qu’ils comprennent à l’éclat d’une pupille juvénile
une certaine indifférence de Dieu
Ou qu’ils retrouvent parmi les joujoux la clé du Corridor Magique ou la
sSandale de Cendrillon
Ils ont hérité du miracle paternel et il ne leur paraît pas droit plus sûr
que celui de dispenser la joie à l’enfant de leur chair.
Et par surcroît ils imaginent, prévoient, évitent toutes sortes de choses
afin d’être au mieux le bon génie propice.
Leurs mains connaissent la ployante petite épaule lisse et cela leur est
aussi naturel de taquiner la fossette d’une joue ou bien le pétale d’un oreille
Que de plonger leurs doigts dans la tiédeur d’un rose oreiller d’enfant
pour en tâter la douceur, ou de bâtir un songe autour du petit homme endormi.
D’autres ont la liberté de toucher leur enfant, mais moi je ne sais plus du
mien que de minces cartons grisâtres que je cache, plus étrangers à mon
héritage naturel et aux offrandes terrestres
Que ce Double fantômal promis à la solitude et à la mort qui ricanait sur
mon passage avant que la naissance de mon fils ne l’eût rejeté dans la nuit.
Envoi
O Prince intérieur, d’autres ont la liberté de vivre, mais à toi restent ces
prairies de sel et de limpidité
Où chaque matin te salue le mufle chaud d’une bête brusque et rouge.
A Toi restent les tendres et sifflantes lanières de l’aurore et le galop de
tes yeux aux contrepentes du ciel
Lorsque tout de la terre se résout devant le jour aux jeux d’un théâtre obscur
Et que le vent de Dieu écrase sur ta bouche les plaintes de la nuit.
Soest, janvier 1942
In, Poètes prisonniers, Cahier spécial de « Poésie43 »
Editions Pierre Seghers,1943