Jean-Paul Curnier (1951- ) : Tout au début
Tout au début
Au commencement était le verbe,
mais il n’y avait personne pour parler
ni personne à qui parler.
Le verbe était seul à être et ne servait à rien,
et ne parlait de rien.
Il faut imaginer un verbe longtemps seul et muet
mais pas tout à fait seul à être seul,
ils étaient deux à l’être,
deux à être seuls.
Car au début était le verbe,
mais le verbe était avec Dieu.
Dieu parlait-il ?
Dieu parlait-il tout seul ?
Puisqu’en dehors du verbe
Il n’avait personne à qui parler.
Et Dieu eût-il parlé au verbe,
qui était avec lui depuis le début,
il en eût résulté que le verbe se parlait à lui-même
et pour ne rien se dire
puisque tant qu’il n’y avait rien,
hormis Dieu, mais seul,
le verbe n’avait rien à dire
et s’il s’était mis à parler, il n’aurait parlé que de rien
et pour ne rien en dire.
Le verbe n’ayant aucune faculté d’entendre,
Dieu ne pouvait dire au verbe
qui il était, comment il était
ou pouvait être,
et le verbe qui, seul, ne pouvait se faire entendre
ne pouvait pas dire non plus à Dieu
ce qu’il en était de lui.
Sans doute le verbe parlait-il intérieurement
à Dieu, en lui, pour ainsi dire,
et il était comme sa conscience
lui parlant à l’oreille,
le désignant de l’intérieur,
faisant des commentaires libres,
parfois désobligeants, tels que :
« Tu es Dieu, mais tu es seul,
autant dire que Dieu n’est rien et tu n’es rien ! »
Et Dieu, seul, savait qu’il était seul
à parler en lui-même
et à s’adresser des commentaires
tour à tour flatteurs
détachés ou désobligeants,
et il entendait le verbe parler en lui-même
et se sentait sans doute dans la double obligation
de trouver quelqu’un à qui parler
et de faire quelque chose
pour qu’il y ait quelque chose à dire.
D’abord pour ne pas devenir fou
à entendre le verbe parler seul dans sa tête
et de rien,
ensuite pour occuper le verbe,
pour le distraire en quelque sorte,
pour s’en débarrasser
et l’obliger à parler d’autre chose.
Ainsi, Dieu était seul,
avec personne à qui parler,
et parlant un verbe qui ne signifiait rien,
qui ne parlait de rien
puisque rien n’existait
et Dieu ne savait pas de quoi il parlait
ni ce qu’il disait.
Il devenait clairement nécessaire
de donner un sens à tout cela
et par la même occasion,
à lui en particulier.
Mais Dieu parlait de rien
ne pensait pas non plus
car il n’avait rien à penser
ni personne à qui penser ;
restait donc à créer de quoi parler,
et avec qui parler,
à quoi et à qui penser.
La générosité n’a rien à faire là-dedans :
Dieu suffoquait sous le poids de sa seule existence
avec personne pour l’en soulager,
la partager un peu,
et personne pour lui dire qu’il n’était pas fou,
qu’il existait vraiment.
Dieu était alors
comme une phrase sans verbe
pas même sujet du verbe être,
il était à côté,
avec personne pour dire : « Dieu est »,
même à titre d’hypothèse comme cela se fait.
Pour qu’il puisse être,
il fallait impérativement que tout a commencé,
par l’ordre d’être : « sois ! »
Que Dieu ait commencé
par tutoyer le monde avec familiarité
et avant même que le monde soit,
en dit long sur le besoin où il était
d’avoir des proches
et de s’arracher au désastre du verbe.
Sans le verbe, Dieu aurait pu vivre en paix
comme tout ce qui ne parle pas,
ne pense à rien
et n’a pas besoin de témoins
ni de compagnie
pour éviter de devenir fou.
Il s’ensuit que Dieu
s’est employé à appliquer sur terre
tout ce que réclamait le verbe,
de quoi faire des phrases en somme :
et surtout des êtres,
tous assez différenciés pour constituer des sujets.
Sur le tard seulement, lui est venue l’idée
de sujets qui parlent,
cela, de manière à ce qu’ils se débrouillent eux-mêmes,
à leur tour,
avec le verbe et entre eux ;
bref, un monde
qui fassent exister ailleurs que dans sa tête
cette abstraction pénible
d’un langage sans objet.
Pas le moindre altruisme là-dedans,
l’invention de l’homme
ne répond qu’au souci de contaminer,
et de le contaminer lui en premier,
de lui faire endosser cette calamité .
Dieu n’a semble-t-il pas réussi à supporter
d’être le seul à être.
C’est cette maladie qu’il s’est employé à répandre
c’est là toute son œuvre
et n’importe quel être,
doué d’abord d’un peu de raison,
de peu de scrupules,
et disposé à ne pas se laisser
empoisonner l’existence,
aurait agi de la même façon.
Et bien souvent encore,
même de plus en plus souvent
à ce qu’il semble,
la sensation d’exister s’éprouve en solitaire,
malgré tout et dans l’effroi.
Un effroi qui vient de loin
et qui n’est pas le nôtre en vérité.
Cela seul peut expliquer cette étrange frénésie
qui pousse les humains à créer, à fabriquer
des machines, des objets, des jouets
et, si possible, des êtres qui leur ressemblent.
Le modèle vient de loin.
Dieu, lui, n’a plus rien à dire
car tous parlent à sa place,
de lui, d’eux ou d’autres choses.
Tous et tout parle.
Après les choses, les jouets,
les machines, les robots,
bientôt les animaux ;
et tous : machines et animaux,
une fois tombés dans ce désastre,
s’emploieront à faire parler
ce qui s’y refuse encore.
Mêmes les pierres un jour…
Peines perdues I, II et III
farago / Editions Léo Scheer, 37000 Tours, 2002