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Le bar à poèmes
25 décembre 2016

Jean-Paul Curnier (1951- ) : Tout au début

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Tout au début

 

Au commencement était le verbe,

mais il n’y avait personne pour parler

ni personne à qui parler.

Le verbe était seul à être et ne servait à rien,

et ne parlait de rien.

Il faut imaginer un verbe longtemps seul et muet

mais pas tout à fait seul à être seul,

ils étaient deux à l’être,

deux à être seuls.

Car au début était le verbe,

mais le verbe était avec Dieu.

 

Dieu parlait-il ?

Dieu parlait-il tout seul ?

Puisqu’en dehors du verbe

Il n’avait personne à qui parler.

Et Dieu eût-il parlé au verbe,

qui était avec lui depuis le début,

il en eût résulté que le verbe se parlait à lui-même

et pour ne rien se dire

puisque tant qu’il n’y avait rien,

hormis Dieu, mais seul,

le verbe n’avait rien à dire

et s’il s’était mis à parler, il n’aurait parlé que de rien

et pour ne rien en dire.

Le verbe n’ayant aucune faculté d’entendre,

Dieu ne pouvait dire au verbe

qui il était, comment il était

ou pouvait être,

et le verbe qui, seul, ne pouvait se faire entendre

ne pouvait pas dire non plus à Dieu

ce qu’il en était de lui.

Sans doute le verbe parlait-il intérieurement

à Dieu, en lui, pour ainsi dire,

et il était comme sa conscience

lui parlant à l’oreille,

le désignant de l’intérieur,

faisant des commentaires libres,

parfois désobligeants, tels que :

« Tu es Dieu, mais tu es seul,

autant dire que Dieu n’est rien et tu n’es rien ! »

Et Dieu, seul, savait qu’il était seul

à parler en lui-même

et à s’adresser des commentaires

tour à tour flatteurs

détachés ou désobligeants,

et il entendait le verbe parler en lui-même

et se sentait sans doute dans la double obligation

de trouver quelqu’un à qui parler

et de faire quelque chose

pour qu’il y ait quelque chose à dire.

D’abord pour ne pas devenir fou

à entendre le verbe parler seul dans sa tête

et de rien,

ensuite pour occuper le verbe,

pour le distraire en quelque sorte,

pour s’en débarrasser

et l’obliger à parler d’autre chose.

Ainsi, Dieu était seul,

avec personne à qui parler,

et parlant un verbe qui ne signifiait rien,

qui ne parlait de rien

puisque rien n’existait

et Dieu ne savait pas de quoi il parlait

ni ce qu’il disait.

Il devenait clairement nécessaire

de donner un sens à tout cela

et par la même occasion,

à lui en particulier.

 

Mais Dieu parlait de rien

ne pensait pas non plus

car il n’avait rien à penser

ni personne à qui penser ;

restait donc à créer de quoi parler,

et avec qui parler,

à quoi et à qui penser.

La générosité n’a rien à faire là-dedans :

Dieu suffoquait sous le poids de sa seule existence

avec personne pour l’en soulager,

la partager un peu,

et personne pour lui dire qu’il n’était pas fou,

qu’il existait vraiment.

Dieu était alors

comme une phrase sans verbe

pas même sujet du verbe être,

il était à côté,

avec personne pour dire : « Dieu est »,

même à titre d’hypothèse comme cela se fait.

Pour qu’il puisse être,

il fallait impérativement que tout a commencé,

par l’ordre d’être : « sois ! »

Que Dieu ait commencé

par tutoyer le monde avec familiarité

et avant même que le monde soit,

en dit long sur le besoin où il était

d’avoir des proches

et de s’arracher au désastre du verbe.

Sans le verbe, Dieu aurait pu vivre en paix

comme tout ce qui ne parle pas,

ne pense à rien

et n’a pas besoin de témoins

ni de compagnie

pour éviter de devenir fou.

 

Il s’ensuit que Dieu

s’est employé à appliquer sur terre

tout ce que réclamait le verbe,

de quoi faire des phrases en somme :

et surtout des êtres,

tous assez différenciés pour constituer des sujets.

Sur le tard seulement, lui est venue l’idée

de sujets qui parlent,

cela, de manière à ce qu’ils se débrouillent eux-mêmes,

à leur tour,

avec le verbe et entre eux ;

bref, un monde

qui fassent exister ailleurs que dans sa tête

cette abstraction pénible

d’un langage sans objet.

Pas le moindre altruisme là-dedans,

l’invention de l’homme

ne répond qu’au souci de contaminer,

et de le contaminer lui en premier,

de lui faire endosser cette calamité .

Dieu n’a semble-t-il pas réussi à supporter

d’être le seul à être.

C’est cette maladie qu’il s’est employé à répandre

c’est là toute son œuvre

et n’importe quel être,

doué d’abord d’un peu de raison,

de peu de scrupules,

et disposé à ne pas se laisser

empoisonner l’existence,

aurait agi de la même façon.

 

Et bien souvent encore,

même de plus en plus souvent

à ce qu’il semble,

la sensation d’exister s’éprouve en solitaire,

malgré tout et dans l’effroi.

Un effroi qui vient de loin

et qui n’est pas le nôtre en vérité.

Cela seul peut expliquer cette étrange frénésie

qui pousse les humains à créer, à fabriquer

des machines, des objets, des jouets

et, si possible, des êtres qui leur ressemblent.

Le modèle vient de loin.

Dieu, lui, n’a plus rien à dire

car tous parlent à sa place,

de lui, d’eux ou d’autres choses.

Tous et tout parle.

Après les choses, les jouets,

les machines, les robots,

bientôt les animaux ;

et tous : machines et animaux,

une fois tombés dans ce désastre,

s’emploieront à faire parler

ce qui s’y refuse encore.

Mêmes les pierres un jour…

 

Peines perdues I, II et III

farago / Editions Léo Scheer, 37000 Tours, 2002

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