Pierre Oster (1933 - 2020) : Les Morts
Les Morts
… Au faîte de pommiers que les bouquets du gui parsèment,
Une dernière étoile allumera des reflets sur les parois du matin,
Me condamne à fouler l’herbe infertile en inter- rogeant les mares.
Un astre, et qui vers nous descend, que nous révérons, vénérons,
L’étoile du Berger… des vergers… Vénus aux pentes sombres
Touche, en deçà du soleil, des pommiers sur- chargés de gui !
Les branches craquent, proche des haies, s’entrecroisent, s’entrelacent.
J’entends, dans la conque des mois, surgir le fleuve ! Mes vers
S’emparent de l’abîme, se vident. A peu de mètres du village,
La mer découvre. Ah ! trahir l’attraction des chevaux, leur flatter le col,
Passer ! Au large d’une prairie où la terre tendue enfante.
Chemins, que divisent nos regards. Province d’un vieux mur.
Dans les moellons, da ns le mortier, dans la matière de l’âme
Les morts progressent. La vie essaime. Ici, le vent n’oublie pas
De nous plier, par ruse, au simple, à l’ultime plaisir qu’il soulève ;
De favoriser – face à des arbres ridés – l’entrevision du sourire absolu.
Le visage de la splendeur est un modèle. Un visage existe.
J’exulte au tintement des cloches. Et j’en ai peur. M’enfuir,
M’établir dans une plénitude imperceptible. Y trouver l’abondance,
L’abondance, la paix ! La tempête me dévaste. A petits coups,
Le vent, par-dessous, par-dessus les barreaux des barrières tremblantes,
Hante les portes de la campagne – et s’en déprend, tour à tour.
Déjà, je conçois de servir les dieux, de les rendre manifestes.
Il me faut m’intégrer à maintes forteresses, aux silos,
Séduire les rochers (que les saisons continuent d’empreindre),
M’enclore encore dans la violence, inclure en silence l’éclair.
Les jardins, les bois, les rumeurs de la mer, la course des sources…
Nous partageons l’ivresse, ou l’audace, ou la folie du printemps,
Scrutons le pont et le moulin, le bief, les nuages, la houle. Et les
eaux répercutent,
Interrompent dans les chardons nos chansons. Le vent s’y enfle-t-il,
Je mesure ma liberté à la facilité, à l’habileté de son règne,
Visite, au rythme qui convient, les confins de pays solennels,
Deux îles dans l’herbe se joignent. Où la lune embellit peut-être,
Quel jeu que d’appuyer des nuages de feu ! La bataille débute, la leur.
Les oiseaux ne nous lassent jamais. Les oiseaux nous évitent,
Percent l’azur, s’inventent des refuges et s’en échapperont,
Nous provoquent pour nous ravir. Maintenant, des mains s’ouvrent,
Les quais d’une ville m’obsèdent. Et je suis certain que, là-bas,
Un souffle antique écoute ; abandonne, envahit, quittent les chambres ;
Les toits résonnent – pas un cri – des voix du tumulte marin.
Quant aux arbres… au soleil… Les pommiers, à l’abri de l’écorce,
Recueillent le travail de la semence humide. Ecume, humus,
Ils discernent qui dort dans la bonne pérennité des espèces
Reproduisent le rite hivernal (avec les plantes, dans notre chair),
Et la nuit s’enferme jusqu’au soir ! Le ciel nous gouverne,
Nous fixe à la pointe du cap, à la proue des bois captifs.
Réapprendrai-je, en un instant comme béni, réussirai-je
A retenir, laisser retentir l’écho, son chant tragique, brillant ?
La terre accumule les graines, et gonfle. Ecume, coquilles,
Contempler, nous contenter de contempler, sur le sable pur
D’une allée, sous les débris, les fragments de brique ou les cailloux
ou la mousse,
Le cercle énigmatique ! Et le jour décroît, le fleuve à la nuit se confond,
Semblable à la nuit, dissemblable ! Une bulle de sève. Les lèvres
D’une blessure de la plaine. Accéder, dans le sang, à l’excès.
Coupes, clairières, je m’émeus ! Les souches blanches reposent.
Assure-toi de répandre un langage lisse entre les aspérités des écueils,
Accepte de répondre, épouse les eaux, l’air ! Puisque le vent, rude,
faible,
Se fraie une voix, d’ouest en est… Circule, retombe, très doux !
Puisque l’herbe à l’espoir nous exerce ! Et nous devinons que va bruire,
Tressaillir la poussière ! Un précieux froissement de papier.
Nos pas ! sur les berges, des pas. Les inflexions que je médite,
Les propos de tendresse, une promesse in-faillible, un appel
Tant de sons montant d’une bouche et de ma bouche tout ensemble,
Rien qui ne soit substance aux voyageurs, qui n’accomplisse à neuf
La communion dont le bonheur reste la con-dition ! Collines,
Le vent nous distrait des ondes du ressac. Il courbe, meurtrit,
Brise un tronc ; ronge des fibres, les fustige. Et sa fureur s’y résume.
Instruits de notre durée, nous adorerons, nous endurerons les morts,
Prenons conseil de leur sommeil, entreprenons, avons pour rôle
De ne pas profaner la grotte où le temps se prépare ! Et les roseaux
Limpidement remuent, lancent des armes vers les nues. L’herbe
Ondulait avec la lune, illuminait d’obscures étoiles. A présent
Que le désir devient destin, qu’à dessein il demande d’inscrire
Quelques flammes aux fenêtres, un tableau entier, d’un trait,
La terre intensément nous exauce, appesantit sur nous son étreinte,
Brûle, alimente un ferment. Des dieux, rochers ligneux, rugueux,
Affermissent notre alliance. Ils gardaient, inspectaient des îles mobiles.
Ils m’enjoignent d’être fidèle. A la base, au milieu d’un portail,
Sauver la trace d’astres futurs. La tempête dirige, menace,
Drosse les vaisseaux. Au loin, le vent brosse les récifs,
Se démène. Infimes souvenirs des cours, des coursives de l’automne,
Epargnez-moi ! Pétales que la pluie incruste dans le sol,
Fétus. Tessons ! Objets de rebus que les ronces défendent,
Je convoite, en vous acclamant, l’enceint d’un parc ! Des blocs
Consacrent la boue. Le gel qui nous grisait les dégrade.
La lumière se perd, sur les pierres s’évanouit. Ah ! le matin
indistinct,
Le matin nous entraînait davantage. Et tu baissais la nuque. A
midi, tu résistes.
Graver des vagues dans l’écorce. ! Accéder, par l’esprit, à une
religion du relief.
Béant, se vouloir béant. A la froideur, la roideur des branches.
L’immensité, comparable à un corps. Dont je sucerais le lait.
La pluie escalade les toits au nom des partisans des granges,
Hisse les voiles, que le vent cargue. Elle ajointe, ajoute
La nuit au jour ; les pénètre, les déserte ! Intimes l’un à l’autre.
Vingt-neuvième poème
L’Alphée éditeur, 1986,
Les morts
Vingt-neuvième poème
IN MEMORIAM MARCEL ARLAND
Et du haut de pommiers que les bouquets du gui grossissent,
Une étoile allume des reflets sur les sommets marins du matin,
Fend les vagues des champs, les rangs de l’herbe infertile.
Un astre, à la brisure des toits, qui soumet ailleurs l’univers,
L’étoile du Berger, des vergers, Vénus... indécente, chaste,
Charme, à droite du soleil, les pommiers surchargés de gui,
Leurs branches, bord à bord, s’entrecroisent, s’entrelacent !
Je détaille, après avoir ouvert mon cœur à l’abîme lumineux,
Un spectacle au fond du théâtre des haies. Villages, sillages,
Simples nuages. Ah ! subir l’attraction des chevaux ; selon
Le mouvement, net, des bêtes, atteindre où la terre enfante,
Ne se divise que d’avec nous ! Provinces, profondes, des murs.
Dans les moellons, le mortier, dans l’un des logis, dans la matière de l’âme,
Les morts progressent ! La vie essaime ! Et ce sera la tâche du vent,
Du feu en train de croître au-dessous des copeaux de l’écume,
Que de favoriser, d’aimanter notre vision du sourire absolu !
Visage : une région du ciel, la nuit sans lien ! Un visage existe.
Les cloches tintent, nous précèdent. Et, convoitise, peur,
Dans une plénitude à terme imperceptible établis-toi. Je trouve
L’abondance, arrête une règle de paix. Agile, à petits
Coups, la tempête frappe aux barreaux des barrières ; et désigne,
Pousse les portes de la campagne, en un bond les referme à son tour.
Occupé de servir les dieux (que, partout, l’absence manifeste),
Je leur dois d’identifier ma place (au-delà des silos),
De comprendre les rochers dans la nuit : nous y enclore,
Ou les enclore. — En moi, quelqu’un se déclare pour l’éclair,
Le courroux de la foudre ! Et les éléments s’accomplissent.
Dans la fièvre des fleurs, sur le printemps frémissant,
Près du moulin, près du pont, du bief, les eaux répercutent
Plus qu’une réponse, un appel... Le vent, je ploierai
A sa libre indiscipline une docilité feinte ; il visite,
Si dans ses pas je mets les miens, m’y borne inlassablement,
Evite ou franchit des falaises bâties de sable. Ah ! blanche,
La lune ; éperdue de tristesse ou de force. Et, gris, noirs,
Gris, les oiseaux ; qui, bannis de champs que l’ombre essuie,
Ont des refuges dans l’azur ; qui, désir de s’enfuir, de nous fuir,
De cime en cime tirent leur fil ; cependant que diminuent
Les irisations d’une courte bonace. Implacable, amical,
Le jour ne se déprend pas des maisons ! Les oiseaux quittent
Les toits ; ceux-ci récitent le silence à l’approche des mois.
Quant aux arbres souverains... Les pommiers penchés dérobent
La semence maternelle ; ils subjuguent dans leur sommeil le soleil,
Présagent dans l’abîme un combat, la musique des espèces,
Nous exaucent. Ah ! vergers rapiécés par la terre, et manteaux
Que les saisons, généreuses, ravaudent ! A nos genoux, l’écume intense
S’embrase. Et, de la pointe d’un cap, la splendeur paraît.
Parvenir (humilité de la transgression, lucidité indigne)
A faire entendre (le suspendre) un éloge tragique du vent...
Les graines règnent sur des trésors, les ruisseaux gonflent.
Contentons-nous de contempler dans l’herbe confuse, au bout
D ’une allée, au long d’une grève, et l’abîme clignote,
La ligne où les vaisseaux changent de route. Ah ! détroit fatal, natal,
Fatal. Agencement, jointoiement. Des images révèlent
La blessure qui m ’abreuve. Ah ! du sang découle dans
Une flaque, et des mâts barrent les nues ; se fige autour de souches
Lisses. Et je touche à la nuit, je m ’y abouche. Et je l’étreins,
Sacrifie en hâte à la proximité des bois. Le vent proteste
D’ouest en est. L’herbe, avec ses emblèmes sûrs. En des lieux
Contradictoires, à peine un nom subtil... L ’herbe s’inféode
A la poussière — au feu qu’elle emprisonne, épie, dis-
Simule (simule)... Aveux, propos que la hardiesse médite,
Que l’attente et la volupté colportent. Ah ! nul ne marche seul
Puisque, dans le feu, dans de prophétiques feuillages,
Se fonde une substance — une promesse qui vaut. Prémices, comm-
Union d’un bonheur devenu ma condition. Le vent saute,
Mène la source où la campagne baigne ; et ne s’endort
Que de loin. Je le répudie. L’inconstance le consume.
Instruits de notre durée, nous adorons les morts. Nous
Obtenons les conseils discrets de qui se tait. Mon rôle,
Ne pas profaner la grotte du temps ; ne pas fléchir, ne pas
Déposer les armes. Et nos conquêtes d’hier constituent,
Lorsque la joie les devance, un ordre, une raison. Le jour
Aux champs prête sa clarté, les intègre au soleil ; nous permet de le suivre
Sur son orbe — il se découpe à la fenêtre des couleurs.
La mer réclame — tu l’affrontes — une offrande redoutable,
Serre les arbres contre soi. Des dieux, rocheux, ligneux, rugueux,
A leur guise nous guident ! Une étoile, une voile m’inclinent
A demeurer dans la fidélité que l’amour renoue. Au-dehors,
La tempête augmente ; elle. agite une fabuleuse crinière,
Drosse des coteaux, se dresse. Hélas ! le printemps prend fin
Près de la plus vaste cour. Vaisseaux, chemins, coursives,
La paix s’efface. Ah ! pétales secs que la pluie au sol plaquera,
Que la plaine arrache ou recueille. Et dans nos yeux la mer est vierge.
Le parc, les brèches de l’enceinte : entassements de blocs
Par l’hiver brutal entièrement parés. Terre, ou pierres,
Je m ’interroge — et gravis les degrés de la géode du ciel,
Produis les preuves que le soleil dans nos caresses demande !
Des vagues dans l’écorce... Accéder à une religion du relief,
Se concilier — sous des tertres précieux — le corps terrestre,
En perdre, en absorber la sève ! En sucer, superbe, le lait.
La pluie escalade les toits, pardonne aux partisans des granges,
Les rassemble, au mépris du vent du nord ; frissonne avec
Les roses ; indifférente, s’en délecte, et, modeste, s’attarde
Là où nous guettons, nous observons, nous admirons de cruels
Corbeaux. Corbeaux patients ! Immémoriaux ! Impatients, cupides,
Impavides. Ah ! remords : d’avoir eu de la haine; ou de n’en avoir
Pas davantage. Et besoin de pénétrer dans une ferme en ruine,
Dans un endroit qui marierait l’horreur à la pérennité,
Allierait au désastre du soir des nuances d’aube ! A la transparente
Lumière du matin, un achèvement que je sais primordial.
Le soleil, sous les mois, moissonne ; ou se soulève, vacille
D ’un appentis masqué de vigne à la margelle du puits,
D ’une mare dans un beau cercle à la mer indistincte.
Je me revanche, patrie des murs. Le vent, captif, inventif,
Dicte aux rameaux la loi qui les enchante ! Il nous comble,
Me dirige (de loin), fraternise avec nos secrets. Instrument
Des bois parcourus par la pluie, amant de sibylles faciles,
Qu’il exerce son art de syllabe en syllabe ! Acceptons,
Renions la prudence des nuages. À quatre heures, une flamme
M’incite à les peindre, à les surprendre ! A leur ravir
Le ressouvenir d ’une grandeur opportune (et bénéfique)
A n’user que d’un pouvoir impersonnel : ne jamais l’usurper,
Ni continuer jamais de s’y complaire ! Et l’herbe impose,
Imprime, inscrit dans l’ombre une rime nombreuse ; et je pars
Vers des pays que l’écume décuple : et j’applique mes lèvres
Au silence du fleuve, ajoute un poème au désarroi des chevaux [...]
Revue Po&sie, N°52
Belin éditeur, 1990
Du même auteur :
Rochers (25/10/2015)
« Le ciel sur les hauteurs… » (07/11/2017)
« A l'abri des hameaux... » (07/11/2018)
La terre, autre version (24/01/2024)