Pierre Oster - Soussouev (1933 - 2020) : La terre, autre version
Droits d'auteur : ©Jacques SASSIER/Gallimard/Opale/Leemage
La terre, autre version
La terre est un savoir que le fleuve et le ciel répandent.
La mer avec force descend, décline ou passe au pied des murs.
Le soleil masque sa solitude en revêtant la nudité des choses,
Fonde un royaume intact, apporte un peu de lumière, un
Feu dans le foyer de la prairie. Alors la campagne immobile
Nous dicte notre sort : ployer sous un poids de roseaux ;
Reprendre aux chiens les chemins que le vent revendique
Puisque l’aube à la hauteur des haies n’a pas vaincu ;
Transgresser la violence, adorer la sève ; un dieu commande
Parmi les plantes, mieux qu’en hiver ! Mais l’angélus
Ne sonne pas davantage. Ah ! redoutons que la nuit ne recule,
Le sombre soleil dans les branches la cherche. Elle a fui,
À loisir... C’est sa loi ! Le fleuve et les oiseaux se croisent.
Les dons du matin, la nuit magnifiquement les offre au jour.
Le temps ! La nouveauté des fleurs, l’antique nouveauté des arbres.
Deux chants voluptueux sur nos lèvres s’enchaînent. Un souffle, et l’air
Parle ! Une alliance interdite, et je m’en réclame. Écume,
Réponses du sommeil au soleil. Les mots, les refuser, aussitôt
Que la tempête souffre ! Ils nous détruiraient, infimes,
Si, comme aux aguets, nous ne cessions (ou ne tentions)
De recommencer le défi qu’à présent les vagues ravivent ;
D’ ajuster leur mutisme au nôtre ; et d ’avoir notre part
Du poème impossible. Infini, banal. Une grange, une
Grange étincelante. Entre les planches (il les disjoindra),
L ’abîme... Habité par la pluie. La pluie, hostile à la mélancolie. Des gouttes
Dans ses entrailles s’arrondissent. Et le lait des écueils sourd
Des feuillages : une faille raye le ciel. Ni les montagnes
Ni les vaisseaux monumentaux du vaste port souterrain
Ne manquent de resplendir. Le flot, familier des plages,
Des figures qu’il efface... Un étrange et quotidien péril.
Quelqu’un doit-il se fondre au sable inégal des ornières ?
Au temps des arbres ? À la marée ? À ce qui décroît devant nos yeux
Bien clos, bien mal clos ? Je ne ruine aucun ordre et médite
De rendre un culte à la boue des fossés, de privilégier
Le thème infaillible des mares ! Ah ! le vent, superbe,
Nous le suivons ! Jusqu’au fond du tuyau d’un fétu !
Une épiphanie s’annonce et se perd ; où la nuit détisse
Sa voile ; et la nature oscille, est une voyageuse ; où
Les eaux, amies de la métamorphose, imitent la solitude
Du soleil, vantent la nudité dont nous voici habillés,
Que le promeneur dépouille. Ébauche ou partage d ’un pacte
Avec les rochers, la plaine... Ah ! sous l’aile des éléments,
La tempête, prisonnière... Un souffle. Et le vent s’évade
De la cage des bois. Les bourgeons, leur éclat, au matin,
La nuit nous le prodigue. Ah ! robes de miel, le promeneur vous montre
Au ciel ! A des tourbillons vous deviendrez pareils.
Le bruit du large et celui du ressac... Au gré de l’averse...
Le printemps qui de là s’achève ! Insensibles, subtils,
Les dons reçus par le petit jour et par les bonnes ténèbres
Après que l’ombre a lui... Après que le brouillard s’est résous,
Que la pluie a lavé dans les champs le premier visage,
Palpé le sol à peine. Et la tempête, en aiguisant ma soif,
En me tourmentant, sourit ; lisse le tour de la corolle
Des liserons ; s’écarte, ou s’agite, ou reste au bord
Du précieux labyrinthe. Une étoile, de loin, découvre
La plaine ; incendie à demi l’herbe et l’air, le tableau
Que les saisons constituent ! La prairie, la voile indéchirable
Ne s’étend pas, ne tremble pas, n’est pas déserte ! Envol
D’oiseaux qui nichaient à l’écart. Et la rose des flaques vogue
Sous la mer. Un coup de vent, beaucoup de vent. Dans une cour,
De l’aventure des saisons désormais je me loue. Attente
D’un combat. Poussière intime à toute essence. En d’heureux
Vergers, en ces vallons que multiplie chaque vallée,
Le ciel se condamne aux délices que nous goûtons. Le ciel occupe
La cabine d’un tracteur, le vide, ou l’espace captif,
D’une charrue. L’acier, la nuit le polit. Un cortège
De nuages... Il fait trop doux pour qu’il neige en avril,
Trop frais pour que je plonge en des murailles de paille !
L’hiver s’amenuise, apprivoise le vent fanatique. En vain.
Des astres bornent notre orgueil, nous embrasent. Une meule,
Une bâche où le siècle gît me cache mon angoisse. Ô chevaux
Sans maîtres, ô maîtres du vent, acceptez de connaître
Qui vous flatte en songe, en songe vous regarde ! Et le soleil
Neuf nous soumet au renflement d’un tumulus d’insectes,
Irradie la réalité d ’une ferme... Ah ! tu vois rougir
L’orbe du jour obscur ! Conjonction des socs, des collines,
De la courbe des ornières. Et la pluie à grands remous
Se grave en d étroits miroirs ! L’audace est d’aimer dans les eaux courantes
Les piliers, l’édifice du ciel, au zénith... Combien
D’oiseaux n’avons-nous bravés ! À leurs cris de peur, de détresse,
Tu frissonnes. En notre nom, devant eux, qui marquera notre droit
De refranchir le domaine des morts ? Tu apprends l’âpre
Leçon des pleurs. Une voix dans les arbres s’entend,
Puis le jour se divise du jour. Voix que les morts écoutent.
Forger — de rien — la clé de l’abîme. Odeur de l’humus,
Du sang ! Les plantes s’en abreuvent. Et le printemps monte
Du sud ! Que sa faveur s’imprime en nous ! Le printemps,
Ses déguisements de feuilles ! Et les nervures minuscules
Crèvent sous mon ongle. Et le paysage est un langage perpétuel,
Questions que la pluie oppose au plaisir, requêtes de la tempête,
Ignorance insigne ou plainte intrépide. Au ras de sillons,
Le fleuve estompe nos frontières ou s’y cantonne ; inonde
Des continents de mousse. Il fabrique une énigme, un lac
La réfléchit ; tandis que l’herbe, autour de midi... Redouble
L’afflux — léger — du soir. Ma promptitude à marcher,
Que le jour m’assaille ou que ses transports diminuent,
Ma promptitude ne ment ! Jardins, jardins parfaits, imparfaits,
Promettez-moi d ’assouvir les chemins... Les événements de septembre
Et la richesse des greniers, qui ne les convoite ? À mon rang, je me veux
Régi par le cycle des eaux ! De très beaux rochers bougent,
Le lierre nous modèle. Ah ! l’écume au dos des récifs
Pétille ! On dirait d’une illumination des nations de la houle.
Le vent ! La sagesse, la fougue... Un culte, un rituel fou,
Le silence que j’anticipe ! Indifférence au mauvais silence
Qui dans les choses ne durera, dans mes vers retentit !
La sève... Et des racines percent ; et la terre élabore
Le temps impur, complexe, pur — réceptacles, réserves, réseaux ;
La mer... Le vent la drosse ; à distance, un instant, je discerne
Du gravier qu’elle a semé la gravitation des grains de pollen ;
La sève, la lymphe, le sang, la pluie et les vagues fusionnent,
La pluie revient des ravins de l’abîme, une antique lenteur
S’épanouit, me pénètre. Enfin le soleil nous est proche.
Avant que le jour ne brûle, avant la chute des remparts,
Désirons les nids que conçoit le travail de la tendresse,
Étendons la couche où la plaine a des refuges ! Ouvrons
Les chambres de la plaine aux oiseaux que la nuit révèle ou consacre !
L’amour des haies, la passion... En riant, je m ’éprends des liens
Que mon âme resserre. Il y a un vaste scintillement de ronces,
Plus qu’un autel de branches ! Et parfois la plaine en merveil-
Leux cailloux nous pourvoit ; retourne un océan fossile,
Arrimé aux puissants rochers d’incomparables vaisseaux,
Vestiges définitifs de l’hiver. L’écume jette des miettes
Aux mouettes, les affame. Adversaires, complices, témoins,
Témoins du feu nous le sommes : en dehors des mots que gagent ses volutes,
Que la plénitude prononce. Entrer dans l’extase du froid.
Des chevaux, les sabots, le sable sec... La troupe au galop attaque,
Déjà se débande ! Imaginer, sous l’auvent magique de la nuit,
De nous retrancher du flot ; nous tenir dans l’herbe abrupte,
Dans l’infléchissement souverain d ’un rayon fatal ; deviner
Pourquoi les fleurs — parées, penchées — nous sauvent, nous assiègent,
Pourquoi l’abîme à nos genoux embaume... En quel ventre, en quels
Flancs les arbres brillent... Ultimes lilas de jadis, de l’enfance,
Rançon que la lumière pèse... Une roue de reflets sur
La route où surgissent les nébuleuses et le crépuscule
Des champs que le printemps destine à s’éteindre ! À nous,
Dans les feuillages, d’âge en âge, à l’abri du feu même,
De ravir la lumière ! Avidité, rapidité des oiseaux, leur
Façon de chasser sans fin... Le vent dans ma bouche brise,
Un message tacite... Et nous avancerons, comblés
Du pressentiment que l’objet du poème est de disparaître !
Notre hantise naît de la mer (et sous les berges du fleuve). Autour
Des mares, au creux des fossés, la mer au jusant commande,
Et le ciel va nous asservir, de sa domination
Nous servir... La lumière avec les montagnes compose,
Avec la campagne ; avec la grange, avec la grotte ; avec le sol,
Avec un simulacre de soleil... Saluons le soir ambigu.
Les toits rassemblent les étoiles. Adieu ! L’écho (adieu)
Change en grâce la menace. Et la terre invisible baigne
Une flamme fragile. Exerce-toi dans l’ombre au savoir
Qui toujours te laisse innocent du tumulte des vagues
Sous les môles du port, presque à la base du portail,
Non pas au large, devant nous ! Insondable et nocturne,
La ferme ; inaccessible aussi le rivage des murs ! J’ai
Dans l’abîme un rival ! La prairie et l’abîme s’accordent
Dans cette enceinte, cette cour... Près de la mer de son cœur.
(Vingt-huitième poème.)
Revue Po&sie, N°60
Belin éditeur, 1992
Du même auteur :
Rochers (25/10/2015)
Les Morts (07/11/2016)
« Le ciel sur les hauteurs… » (06/11/2017)
« A l'abri des hameaux... » (07/11/2018)