Pablo Neruda (1904 – 1973) : Testament d’Automne
Testament d’Automne
Le poète commence à raconter
sa conviction et ses prédilections
Entre mourir et ne pas mourir
j’ai pris parti pour la guitare
et dans cette intense profession
mon cœur n’a pas de cesse,
parce que là où l’on m’attend le moins
j’arriverai avec mon équipage
pour récolter le premier vin
dans les chapeaux de l’automne.
J’entrerai s’ils ferment la porte
et s’ils me reçoivent je m’en vais,
je ne suis pas de ces navigateurs
qui s’égarent dans la glace :
je m’adapte comme le vent,
avec les feuilles les plus jaunes,
avec les chapitres tombés
des yeux des statues
et si je me repose quelque part
c’est dans la propre noix du feu,
dans ce qui palpite et crépite
et voyage ensuite sans destin.
Le long de ces lignes
tu as dû trouver ton nom,
je le regrette très peu,
il ne s’agissait pas d’autres choses,
parce que tu es et parce que tu n’es pas
et cela arrive à tout le monde,
personne ne se rend compte de tout
et lorsqu’on additionne les chiffres
nous étions tous de faux riches :
maintenant nous sommes de nouveaux pauvres.
Il parle de ses ennemis
et leur lègue son héritage.
J’ai été coupé en morceaux
par des animaux rancuniers
qui semblaient invincibles.
Je me suis habitué dans la mer
à manger des concombres d’ombre,
d’étranges variétés d’ambre,
et à entrer dans les villes perdues
avec chemisette et armure
de telle façon qu’ils te tuent
et que tu meures de rire.
Je laisse donc ceux qui ont aboyé
après mes cils de voyageur,
ma prédilection pour le sel,
la direction de mon sourire
pour qu’ils emportent le tout
avec discrétion, s’ils s’en sont capables :
puisqu’ils n’ont pas pu me tuer
je ne puis ensuite empêcher
qu’ils s’habillent de mes vêtements,
qu’ils n’apparaissent les dimanches
avec des parcelles de mon cadavre,
adroitement déguisés.
Si je n’ai laissé personne tranquille
ils ne vont pas me laisser tranquille,
et cela se verra et çà n’a pas d’importance :
ils publieront mes chaussettes.
Il s’adresse à d’autres secteurs.
J’ai légué mes biens terrestres
à mon Parti et à mon peuple
à présent il s’agit d’autres choses,
de choses si obscures et si claires
que cependant elles n’en font qu’un.
Il en est ainsi avec les raisins,
et ses deux puissants fils,
le vin blanc, le vin rouge,
toute la vie est rouge et blanche,
toute clarté est obscure
et tout n’est pas terre et brique
il y a de l’ombre et des rêves dans mon héritage.
Il répond à certaines
personnes bien intentionnées
On m’a demandé une fois
pourquoi j’écrivais si obscurément,
ils peuvent le demander à la nuit,
au minéral, aux racines.
Je ne sus que répondre
jusqu’à ce qu’ensuite et après
deux ruffians m’assaillent
m’accusant de simplet :
que réponde l’eau qui court,
et je suis parti en courant et en chantant.
Il dédie ses peines
Aqui dois-je laisser tant de joie
qui a pullulé dans mes veines
et cet être et ne pas être fécond
que la nature m’a donné ?
J’ai été un long fleuve plein
de pierres dures qui résonnaient
avec des sons clairs de nuit,
avec d’obscurs chants de jour
et à qui puis-je laisser tant de choses,
tant à laisser et si peu,
une joie sans objet,
un cheval seul sur la mer,
un métier à tisser du vent ?
Il dédie ses joies
Mes tristesses je les destine
à ceux qui me firent souffrir,
mais j’ai oublié qui ils étaient,
et je ne sais pas où je les ai laissées,
si vous les voyez au milieu du bois
elles sont comme le lierre :
elles montent du sol avec leurs feuilles
et finissent où tu finis,
dans la tête ou dans l’air,
et afin qu’elles ne montent plus
il faut changer de printemps.
Il se prononce contre la haine
Je me suis approché de la haine,
ses frissons sont graves,
ses notions vertigineuses.
La haine est un poisson-épée,
elle se meut dans l’eau invisible
et on la voit venir alors,
et elle a du sang sur le couteau :
la transparence la désarme
Alors pourquoi haïr
ceux qui nous ont tant haïs ?
Ils sont là sous l’eau
guetteurs et étendus
préparant l’épée et le cruchon,
les toiles d’araignées et les dépouilles de chiens.
Il ne s’agit pas de christianismes,
il ne s’agit pas de prière ni de métier,
la haine a perdu en effet :
les écailles lui sont tombées
sur le marché du venin,
et pendant ce temps le soleil se lève
et on se met à travailler
et à acheter son pain et son vin.
Mais il en tient compte
dans son testament
A la haine je laisserai
mes fers à cheval,
ma chemisette de navire,
mes chaussures de voyageur,
mon cœur de menuisier,
tout ce que j’ai su faire
et ce qui m’a aidé à souffrir,
ce que j’eus de dur et de pur,
d’indissoluble et d’émigrant,
pour qu’on apprenne dans le monde
que ceux qui ont bois et eau
peuvent couper et naviguer
peuvent aller et peuvent revenir,
peuvent souffrir et aimer,
peuvent craindre et travailler,
peuvent être et peuvent continuer,
peuvent fleurir et mourir,
peuvent être simples et obscurs,
peuvent ne pas avoir d’oreilles,
peuvent endurer le malheur,
peuvent attendre une fleur,
enfin, nous pouvons exister,
bien qu’un certain nombre de fils de pute
n’acceptent pas nos vies.
Pour finir il s’adresse en
extase à sa bien-aimée
Mathilde Urrutia, je te laisse ici
ce que j’ai eu et ce que je n’ai pas eu,
ce que je suis et ce que je ne suis pas.
Mon amour est un enfant qui pleure,
il ne veut pas sortir de tes bras,
je te le laisse pour toujours :
tu es pour moi la plus belle.
Tu es pour moi la plus belle,
la plus tatouée par le vent,
comme un petit arbre du Sud,
comme un noisetier en août,
tu es pour moi succulente
comme une boulangerie,
ton cœur est de terre
mais tes mains sont célestes.
Tu es rouge et tu es piquante,
tu es blanche et tu es salée
comme un poisson mariné à l’oignon,
tu es un piano qui rit
avec toutes les notes de l’âme
et sur moi tombe la musique
de tes cils et de ta chevelure,
je me baigne dans ton ombre d’or
et tes oreilles me ravissent
comme si je les avaient vues
dans les marées de corail :
pour tes ongles j’ai lutté dans les vagues
contre des poissons effrayants.
Du sud au sud s’ouvrent tes yeux,
Et d’est en ouest ton sourire,
on ne peut pas te voir les pieds,
et le soleil s’amuse à étoiler
l’aube sur ta chevelure.
Ton corps et ton visage sont arrivés
comme moi, de régions dures,
de cérémonies pluvieuses,
d’anciennes terres de martyrs :
le Bio-bio continue à chanter
sur notre argile ensanglantée,
mais tu as apporté de la forêt,
tous les secrets parfums,
et cette manière d’arborer
un profil de flèche perdue,
une médaille de guerrier.
Tu fus ma victorieuse
par l’amour et par la terre,
parce que ta bouche m’apportait
des eaux de sources anciennes,
des rendez-vous dans le bois d’un autre âge,
d’obscurs tambours mouillés :
soudain j’entendis qu’ils m’appelaient :
je me suis approché de l’antique feuillage
- c’était de loin et d’où ? -
et j’ai baisé mon sang sur ta bouche,
mon cœur, mon araucane.
Que puis-je te laisser si tu possèdes,
Matilde Urrutia, à ton contact
cet arôme de feuille brûlées,
ce parfum de frutilles
et entre tes deux seins marins
le crépuscule de Cauquenes
et l’odeur de peumo du Chili ?
C’est le plein automne de la mer
plein de brumes et de cavités :
la terre s’étend et respire
ses feuilles tombent au mois.
Et toi penchée sur mon travail
avec ta passion et ta patience
épelant les pattes vertes,
les toiles d’araignées, les insectes
de ma mortelle calligraphie,
ô lionne aux petits pieds,
que ferais-je sans tes petites mains ?
Où pourrais-je marcher
sans cœur et sans objet ?
Dans quels lointains autobus,
malade de feu ou de neige ?
Je te dois l’automne marin
avec l’humidité des racines,
et la brume comme un raisin,
et le soleil sylvestre et élégant :
je te dois ce cercueil silencieux
où se perdent les douleurs
et où montent seulement au front
les corolles de la joie.
Tout c’est à toi que je le dois,
tourterelle déchaînée,
ma petite caille fière,
mon chardonneret des montagnes,
ma paysanne de Coihueco.
Si une fois ou l’autre nous ne sommes plus,
si nous n’allons ni ne venons plus
sous sept capes de poussière
et les pieds secs de la mort,
nous serons ensemble, amour,
étrangement confondus.
Nos épines différentes,
nos yeux mal élevés,
nos pieds qui ne se trouvaient pas
et nos pieds indélébiles,
tout sera enfin réuni,
mais à quoi pourra bien nous servir
l’unité dans un cimetière ?
Que la vie ne nous sépare pas
et que la mort sans aille au diable !
Recommandations finales
Et si je vous dis adieu, messieurs,
après tant d’adieux
et comme je ne vous laisse rien
je veux que tous touchent quelque chose :
ce que j’eus de plus inclément,
le plus dément et le plus fervent
revient à la terre et recommence à être :
les pétales de la bonté
sont tombés comme des volées de cloche
dans la bouche verte du vent.
Mais j’ai recueilli avec intérêts
la bonté des amis et des étrangers.
La bonté me recevait
où je suis passé en marchant
et de tous côtés je l’ai trouvée
comme un cœur répandu.
Quelles frontières médicinales
n’ont pas détrôné mon exil
partageant avec moi le pain,
le danger, le toit et le vin ?
Le monde a ouvert ses futaies
et je suis entré comme Jean dans sa maison
avec deux haies de tendresse.
J’ai autant d’amis dans le Sud
que j’en ai dans le Nord,
le soleil ne peut se mettre
entre mes amis de l’Est
et combien sont-ils à l’Ouest ?
Je ne peux dénombrer le blé.
Je ne peux nommer ni compter
les Oyarzunes fraternels :
dans l’Amérique secouée
par une telle menace nocturne
il n’y a lune qui ne me connaisse
ni chemins qui ne m’attendent :
dans les pauvres villages d’argile
ou dans les villes de ciment,
il y a un certain Arce* lointain * Romero Arce, homme de lettres chilien,
que je ne connais pas encore fidèle ami de Pablo Neruda
mais nous sommes nés frères.
En tous lieux j’ai recueilli
le miel que dévorent les ours,
le printemps submergé,
le trésor de l’éléphant,
et cela je le dois aux miens,
à mes parents cristallins.
Le peuple m’a identifié
et je n’ai jamais cessé d’être peuple.
J’ai eu sur la paume de la main
le monde avec ses archipels
et comme je suis obstiné
je n’ai jamais renoncé à mon cœur
aux huîtres ni aux étoiles.
Le poète achève son livre
en parlant de ses différentes
transformations et en confirmant
sa foi dans la poésie.
Je suis né tant de fois
que je possède une expérience salubre
en tant que créature de la mer
aux célestes atavismes
et à destination terrestre.
Et ainsi je me déplace sans savoir
à quel monde je vais revenir
ou si je vais continuer à vivre.
Alors que les choses se résolvent
j’ai laissé ici mon témoignage
ma voguante vaguedivague
afin qu’en la lisant beaucoup
personne ne puisse rien apprendre,
si ce n’est le mouvement perpétuel
d’un homme clair et confondu,
d’un homme pluvieux et joyeux,
énergique et automnal.
Et maintenant derrière cette feuille
je m’en vais et ne disparais pas ;
je ferai un bond dans la transparence
comme un nageur du ciel,
et je recommencerai à grandir ensuite
jusqu’à être un jour si petit
que le vent m’emportera
et je ne saurai plus comment je m’appelle
et je ne serai plus quand je m’éveillerai :
alors je chanterai en silence.
Traduit de l’espagnol par Guy Suarès,
In, Pablo Neruda : « Vaguedivague »
Editions Gallimard, (Du monde entier), 1971
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