Jacques Brault (1933 - ) : Suite fraternelle
Suite fraternelle
Je me souviens de toi Gilles mon frère oublié dans la terre de Sicile
je me souviens d’un matin d’été à Montréal je suivais ton cercueil
vide j’avais dix ans et je ne savais pas encore
Ils disent que tu es mort pour l’Honneur ils disent et flattent leur bedaine
flasque ils disent que tu es mort pour la Paix ils disent et sucent leur
cigare long comme un fusil
Maintenant je sais que tu es mort avec une petite bête froide dans la gorge
avec une sale peur aux tripes j’entends toujours tes vingt ans qui plient
dans les herbes crissantes de juillet
Et nous demeurons pareils à nous-mêmes, rauques comme la rengaine de
nos misères
Nous
les bâtards sans nom
les déracinés d’aucune terre
les boutonneux sans âge
les demi-révoltés confortables
les clochards nantis
les tapettes de la grande tuerie
les entretenus de la Saint-Jean-Baptiste
Gilles mon frère cadet par la mort ô Gilles dont le sang épouse
la poussière
Suaires et sueurs nous sommes délavés de grésil et de peur
La petitesse nous habille de gourmandises flottantes
Nous
les croisés criards du Nord
nous qui râlons de fièvre blanche sous la tente de la Transfiguration
nos amours ombreuses ne font jamais que des orphelins
nous sommes dans nos corps comme dans un hôtel
nous murmurons une laurentie pleine de cormorans châtrés
nous léchons les silences d’une papille rêche
et les bottes du remords
Nous
les seuls nègres aux belles certitudes blanches
ô caravelles et grands appareillages des enfants-messies
nous les sauvages cravatés
nous attendons trois siècles pêle-mêle
la revanche de l’histoire
la fée de l’occident
la fonte des glaciers
Je n’oublie pas Gilles et j’ai encore dans mes mots la cassure
par où tu coulas un jour de fleurs et de ferraille
Non ne reviens pas Gilles en ce village perdu dans les neiges de
la Terre Promise
Ne reviens pas en ce pays où les eaux de la tendresse tournent vite
en glace
Où circule toujours la jongleuse qui hérissait ton enfance
Il n’y a pas d’espace ici pour tes gestes rassembleurs de vérités sauvages
Tu es de là-bas maintenant tu es étranger à ton peuple
Dors Gilles dors tout ton sommeil d’homme retourné au ventre de l’oubli
A nous les mensonges et l’asphalte quotidienne
A nous la peur pauvresse que farfouille le goinfre du ridicule
Pirates de nos désirs nous longeons la côte de quelque Labrador fabuleux
Loin très loin de ta Sicile brûlante et plus loin encore de nos plus secrètes
brûlures
Et voici que tu meurs Gilles éparpillé au fond d’un trou mêlé aux morceaux
de tes camarades Gilles toujours violenté dans ton pays Gilles sans cesse
tourmenté dans ton peuple comme un idiot de village
Et perdure la patrie comme l’amour du père haï pays de pâleur suspecte pays
de rage rentrée pays bourré d’ouate et de silence pays de faces tordues et
tendues sur des mains osseuses comme une peau d’éventail délicate et
morte pays hérissé d’arêtes et de lois coupantes pays bourrelé de ventres
coupables pays d’attente lisse et froide comme le verglas sur le dos de la
plaine pays de mort anonyme pays d’horreur grassouillette pays de cigales
de cristaux de briques d’épinettes de grèle de fourrure de fièvres de torpeur
pays qui s’ennuie du peau-rouge illimité
Cloaques et marais puants où nous coltinons le mauvais sort
Oh le Livre le Livre où c’était écrit que nous grugierons le pain
dur que nous lamperions l’eau moqueuse
Rare parchemin grimoire éculé hiéroglyphe savantasse écriture
spermatique obscène virgule tu nous fascines tu nous façonnes
Quel destin mes bêtes quelle destinée la rose aux bois et le prince
qui n’y était pas
Muets hébétés nous rendons l’âme comme d’autres rendent la monnaie
Nos cadavres paisibles et proprets font de jolies bornes sur la route de
l’histoire
Gravissons la montagne mes agneaux et renouons avec le bois frustre
nous sommes d’une race de bûcherons et de crucifiés
Oui mère on l’a brûlé ton fils on a brûlé mon frère comme brûle ce pays
en des braises plus ardentes que toutes les Siciles
oui on nous a marqués au front d’une brûlure qui sent mauvais quand
rougeoient les soirs de mai
Et nous brûlons nous brûlons bénits et multicolores et rentables comme
un étalage de lampions
Il n’a pas de nom ce pays que j’affirme et renie au long de mes jours
mon pays scalpé de sa jeunesse
mon pays né dans l’orphelinat de la neige
mon pays sans maisons ni légendes où bercer ses enfançons
mon pays s’invente des ballades et s’endort l’œil tourné vers des amours
étrangères
Je te reconnais bien sur les bords du fleuve superbe où se noient mes
haines maigrelettes
des Deux-Montagnes aux Trois-Pistoles
mais je t’ai fouillé en vain de L’Atlantique à l’Outaouais de l’Ungava
aux Appalaches
je n’ai pas trouvé ton nom
je n’ai rencontré que des fatigues innommables qui traînent la nuit
entre le port et la montagne rue Sainte-Catherine la mal fardée
je n’ai qu’un nom à la bouche et c’est ton nom Gilles ton nom sur
une croix de bois quelque part en Sicile c’est le nom de mon pays
un matricule un chiffre de misère une petite mort sans importance
un cheveu sur une page d’histoire
Emperlé des embruns de la peur tu grelottes en cette Amérique trop
vaste comme un pensionnat comme un musée de bonnes intentions
Mais tu es nôtre tu es notre sang tu es la patrie et qu’importe l’usure
des mots
Tu es mon beau pays tu es vrai avec ta chevelure de fougères et ce grand
bras d’eau qui enlace la solitude des îles
Tu es sauvage et net de silex et de soleil
Tu sais mourir tout nu dans ton orgueil d’original roulé dans les poudreries
aux longs cris de sorcières
Tu n’es pas mort en vain Gilles et tu persistes en nos saisons remueuses
Et nous aussi nous persistons comme le rire des vagues au fond de chaque
anse pleureuse
Paix sur mon pays recommencé dans nos nuits bruissantes d’enfants
Le matin va venir il va venir comme la tiédeur soudaine d’avril et son
parfum de lait bouilli
Il fait lumière dans ta mort Gilles il fait lumière dans ma fraternelle
souvenance
La mort n’est qu’une petite fille à soulever de terre je la porte dans mes bras
comme le pays nous porte Gilles
Voici l’heure où le temps feutre ses pas
Voici l’heure où personne ne va mourir
Sous la crue de l’aube une main à la taille fine des ajoncs
Il paraît
Sanglant
Et plus nu que le bœuf écorché
Le soleil de la toundra
Il regarde le blanc corps ovale des mares sous la neige
Et de son œil mesure le pays à pétrir
O glaise des hommes et de la terre comme une seule pâte qui
lève et craquelle
Lorsque l’amande tiédit au creux de la main et songeuse en sa
pâte se replie
Lorsque le museau des pierres s’enfouit plus profond dans le
ventre de la terre
Lorsque la rivière étire ses membres dans le lit de la savane
Et frileuse écoute le biceps des glaces étreindre le pays sauvage
Voici qu’un peuple apprend à se mettre debout
Debout et tourné vers la magie du pôle debout entre trois océans
Debout face aux chacals de l’histoire face aux pygmées de la peur
Un peuple aux genoux cagneux aux mains noueuses tant il a rampé
dans la honte
Un peuple ivre de vents et de femmes s’eaaie à sa nouveauté
L’herbe pousse sur ta tombe Gilles et le sable remue
Et la mer n’est pas loin qui répond au ressac de ta mort
Tu vis en nous et plus sûrement qu’en toi seul
Là où tu es nous serons tu nous ouvres le chemin
Je crois Gilles je crois que tu vas renaître tu es mes camarades
au poing dur à la paume douce tu es notre secrète naissance
au bonheur de nous-mêmes tu es l’enfant que je modèle dans
l’amour de ma femme tu es la promesse qui gonfle les collines
de mon pays ma femme ma patrie étendue au flanc de l’Amérique
1943 – 1963
Revue « Parti Pris. N°2, Novembre 1963 »
Montréal (Québec), 1963
Du même auteur : Patience (29/12/2017)