Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont (1846 – 1870) : « Vieil océan, ô grand célibataire… »
Vieil océan, ô grand célibataire, quand tu parcours la solitude
solennelle de tes royaumes flegmatiques, tu t’enorgueillis à juste
titre de ta magnificence native, et des éloges vrais que je m’empresse
de te donner. Balancé voluptueusement par les molles effluves de ta
lenteur majestueuse, qui est le plus grandiose parmi les attributs dont
le souverain pouvoir t’a gratifié, tu déroules, au milieu d’un sombre
mystère, sur toute ta surface sublime, tes vagues incomparables, avec
le sentiment calme de ta puissance éternelle. Elles se suivent parallèlement,
séparées par de courts intervalles. À peine l’une diminue, qu’une autre
va à sa rencontre en grandissant, accompagnées du bruit mélancolique
de l’écume qui se fond, pour nous avertir que tout est écume. (Ainsi, les
êtres humains, ces vagues vivantes, meurent l’un après l’autre, d’une manière
monotone ; mais sans laisser de bruit écumeux). L’oiseau de passage se repose
sur elles avec confiance, et se laisse abandonner à leurs mouvements, pleins
d’une grâce fière, jusqu’à ce que les os de ses ailes aient recouvré leur vigueur
accoutumée pour continuer le pèlerinage aérien. Je voudrais que la majesté
humaine ne fût que l’incarnation du reflet de la tienne. Je demande beaucoup,
et ce souhait sincère est glorieux pour toi. Ta grandeur morale, image de l’infini,
est immense comme la réflexion du philosophe, comme l’amour de la femme,
comme la beauté divine de l’oiseau, comme les méditations du poète. Tu es plus
beau que la nuit. Réponds-moi, océan, veux-tu être mon frère ? Remue-toi
avec impétuosité… plus… plus encore, si tu veux que je te compare à la
vengeance de Dieu ; allonge tes griffes livides, en te frayant un chemin sur
ton propre sein… c’est bien. Déroule tes vagues épouvantables, océan hideux,
compris par moi seul, et devant lequel je tombe, prosterné à tes genoux.
La majesté de l’homme est empruntée ; il ne m’imposera point : toi, oui. Oh !
quand tu t’avances, la crête haute et terrible, entouré de tes replis tortueux
comme d’une cour, magnétiseur et farouche, roulant tes ondes les unes sur les
autres, avec la conscience de ce que tu es, pendant que tu pousses, des profondeurs
de ta poitrine, comme accablé d’un remords intense que je ne puis pas découvrir,
ce sourd mugissement perpétuel que les hommes redoutent tant, même quand ils te
contemplent, en sûreté, tremblants sur le rivages, alors, je vois qu’il ne m’appartient
pas, le droit insigne de me dire ton égal. C’est pourquoi, en présence de ta supériorité,
je te donnerais tout mon amour (et nul ne sait la quantité d’amour que contiennent
mes aspirations vers le beau), si tu ne me faisais douloureusement penser à mes
semblables, qui forment avec toi le plus ironique contraste, l’antithèse la plus
bouffonne que l’on ait jamais vue dans la création : je ne puis pas t’aimer, je
te déteste. Pourquoi reviens-je à toi, pour la millième fois, vers tes bras amis,
qui s’entr’ouvrent, pour caresser mon front brûlant, qui voit disparaître la fièvre
à leur contact ! Je ne connais pas la destinée cachée ; tout ce qui te concerne
m’intéresse. Dis-moi donc si tu es la demeure du prince des ténèbres. Dis-le
moi… dis-le moi, océan (à moi seul, pour ne pas attrister ceux qui n’ont encore
connu que les illusions), et si le souffle de Satan crée les tempêtes qui soulèvent
tes eaux salées jusqu’aux nuages. Il faut que tu me le dises, parce que je me
réjouirais de savoir l’enfer si près de l’homme. Je veux que celle-ci soit la
dernière strophe de mon invocation. Par conséquent, une seule fois encore,
je veux te saluer et te faire mes adieux.! Vieil océan, aux vagues de cristal…
Mes yeux se mouillent de larmes abondantes, et je n’ai pas la force de poursuivre ;
car, je sens que le moment est venu de revenir parmi les hommes, à l’aspect
brutal ; mais… courage ! Faisons un grand effort, et accomplissons, avec le
sentiment du devoir, notre destinée sur cette terre. Je te salue, vieil océan !
(Chant premier)
Les Champs de Maldoror,
Lacroix et Verboeckhoven imprimeurs, Bruxelles, 1869
Du même auteur :
« J'ai vu, pendant toute ma vie… » (24/09/2014)
« Au clair de la lune, près de la mer » (24/09/2015)
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