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Le bar à poèmes
5 septembre 2016

Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont (1846 – 1870) : « Vieil océan, ô grand célibataire… »

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Vieil océan, ô grand célibataire, quand tu parcours la solitude

solennelle de tes royaumes flegmatiques, tu t’enorgueillis à juste

titre de ta magnificence native, et des éloges vrais que je m’empresse

de te donner. Balancé voluptueusement par les molles effluves de ta

lenteur majestueuse, qui est le plus grandiose parmi les attributs dont

le souverain pouvoir t’a gratifié, tu déroules, au milieu d’un sombre

mystère, sur toute ta surface sublime, tes vagues incomparables, avec

le sentiment calme de ta puissance éternelle. Elles se suivent parallèlement,

séparées par de courts intervalles. À peine l’une diminue, qu’une autre

va à sa rencontre en grandissant, accompagnées du bruit mélancolique

de l’écume qui se fond, pour nous avertir que tout est écume. (Ainsi, les

êtres humains, ces vagues vivantes, meurent l’un après l’autre, d’une manière

monotone ; mais sans laisser de bruit écumeux). L’oiseau de passage se repose

sur elles avec confiance, et se laisse abandonner à leurs mouvements, pleins

d’une grâce fière, jusqu’à ce que les os de ses ailes aient recouvré leur vigueur

accoutumée pour continuer le pèlerinage aérien. Je voudrais que la majesté

humaine ne fût que l’incarnation du reflet de la tienne. Je demande beaucoup,

et ce souhait sincère est glorieux pour toi. Ta grandeur morale, image de l’infini,

est immense comme la réflexion du philosophe, comme l’amour de la femme,

comme la beauté divine de l’oiseau, comme les méditations du poète. Tu es plus

beau que la nuit. Réponds-moi, océan, veux-tu être mon frère ? Remue-toi

avec impétuosité… plus… plus encore, si tu veux que je te compare à la

vengeance de Dieu ; allonge tes griffes livides, en te frayant un chemin sur

ton propre sein… c’est bien. Déroule tes vagues épouvantables, océan hideux,

compris par moi seul, et devant lequel je tombe, prosterné à tes genoux.

La majesté de l’homme est empruntée ; il ne m’imposera point : toi, oui. Oh !

quand tu t’avances, la crête haute et terrible, entouré de tes replis tortueux

comme d’une cour, magnétiseur et farouche, roulant tes ondes les unes sur les

autres, avec la conscience de ce que tu es, pendant que tu pousses, des profondeurs

de ta poitrine, comme accablé d’un remords intense que je ne puis pas découvrir,

ce sourd mugissement perpétuel que les hommes redoutent tant, même quand ils te

contemplent, en sûreté, tremblants sur le rivages, alors, je vois qu’il ne m’appartient

pas, le droit insigne de me dire ton égal. C’est pourquoi, en présence de ta supériorité,

je te donnerais tout mon amour (et nul ne sait la quantité d’amour que contiennent

mes aspirations vers le beau), si tu ne me faisais douloureusement penser à mes

semblables, qui forment avec toi le plus ironique contraste, l’antithèse la plus

bouffonne que l’on ait jamais vue dans la création : je ne puis pas t’aimer, je

te déteste. Pourquoi reviens-je à toi, pour la millième fois, vers tes bras amis,

qui s’entr’ouvrent, pour caresser mon front brûlant, qui voit disparaître la fièvre

à leur contact ! Je ne connais pas la destinée cachée ; tout ce qui te concerne

m’intéresse. Dis-moi donc si tu es la demeure du prince des ténèbres. Dis-le

moi… dis-le moi, océan (à moi seul, pour ne pas attrister ceux qui n’ont encore

connu que les illusions), et si le souffle de Satan crée les tempêtes qui soulèvent

tes eaux salées jusqu’aux nuages. Il faut que tu me le dises, parce que je me

réjouirais de savoir l’enfer si près de l’homme. Je veux que celle-ci soit la

dernière strophe de mon invocation. Par conséquent, une seule fois encore,

je veux te saluer et te faire mes adieux.! Vieil océan, aux vagues de cristal…

Mes yeux se mouillent de larmes abondantes, et je n’ai pas la force de poursuivre ;

car, je sens que le moment est venu de revenir parmi les hommes, à l’aspect

brutal ; mais… courage ! Faisons un grand effort, et accomplissons, avec le

sentiment du devoir, notre destinée sur cette terre. Je te salue, vieil océan !

 

(Chant premier)

Les Champs de Maldoror, 

Lacroix et Verboeckhoven imprimeurs, Bruxelles, 1869

Du même auteur :

 « J'ai vu, pendant toute ma vie… » (24/09/2014)

« Au clair de la lune, près de la mer » (24/09/2015)

« O mathématiques sévères... » (16/05/2018)

« C’était une journée de printemps... » (16/05/2019)

« Les magasins de la rue Vivienne... » (16/05/2020) 

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