Victor Ségalen (1878 – 1919) : Stèles orientées
Stèles orientées
Les cinq relations
Du Père à son fils, l’affection. Du Prince au sujet, la justice. Du frère cadet à
l’ainé, la subordination. D’un ami à son ami, toute la confiance, l’abandon, la
similitude.
* * *
Mais pour elle, - de moi vers elle, - oserai-je dire et observer ! Elle, qui
retentit plus que tout ami en moi ; que j’appelle soeur aînée délicieuse ; que je
sers comme Princesse, - ô mère de tous les élans de mon âme.
Je lui dois par nature et destinée la stricte relation de distance, d’extrême et
de diversité.
Pour lui complaire
A lui complaire j’ai vécu ma vie. Touchant au bout extrême de mes forces,
je cherche encore à imaginer quoi pour lui complaire :
Elle aime à déchirer la soie : je lui donnerai cent pieds de tissu sonore. Mais
ce cri n’est plus assez neuf.
Elle aime à voir couler le vin et des gens qui s’enivrent : mais le vin n’est
pas assez âcre et ces vapeurs ne l’étourdissent plus.
Pour lui complaire je tendrai mon âme usée : déchirée, elle crissera sous ses
doigts.
Et je répandrai mon sang comme une boisson dans une outre :
Un sourire, alors sur moi se penchera.
Visage dans les yeux
Puissant je ne sais quoi ; au fond de ses yeux jetant le panier tressé de mon
désir, je n’ai pas obtenu le jappement de l’eau pure et profonde.
Main sur main, pesant la corde écailleuse, me déchirant les paumes, je n’ai
levé pas même une goutte de l’eau pure et profonde :
Ou que le panier fut lâchement tressé, ou la corde brève ; ou s’il n’y avait
rien au fond.
* * *
Inabreuvé, toujours penché, j’ai vu, oh, soudain, un visage : monstrueux
comme chien de Fô au mufle rond aux yeux de boules.
Inabreuvé, je m’en suis allé ; sans colère ni rancune, mais anxieux de savoir
d’où vient la fausse image et le mensonge :
De ses yeux ? – Des miens ?
On me dit
On me dit : Vous ne devez pas l’épouser. Tous les présages sont d’accord,
et néfastes : remarquez bien, dans son nom, l’EAU, jetée au sort, se remplace
par le VENT.
Or le vent renverse, c’est péremptoire. Ne prenez donc pas cette femme. Et
puis il y a le commentaire : écoutez : « Il se heurte aux rochers. Il entre dans
les ronces. Il se vêt de poils épineux... » et autres gloses qu’il vaut mieux ne
pas tirer.
Je réponds : certes, ce sont là présages douteux. Mais ne donnons pas trop
d’importance. Et puis, elle est veuve et tout cela regarde le premier mari.
Préparez la chaise pour les noces.
* * *
Mon amante a les vertus de l’eau : un sourire clair, des gestes coulants, une
voix pure et chantant goutte à goutte.
Et quand parfois, malgré moi – du feu passe dans mon regard, elle sait
comment on l’attise en frémissant : eau jetée sur les charbons rouges.
* * *
Mon eau vive, la voici répandue, toute, sur la terre ! Elle glisse, elle me
fuit ; - et j’ai soif, et je cours après elle.
De mes mains, je fais une coupe. De mes deux mains je l’étanche avec
Ivresse, je l’étreins, je la porte à mes lèvres :
Et j’avale une poignée de boue.
Pierre musicale
Voici le lieu où ils se reconnurent, les amants amoureux de la flûte inégale ;
Voici la table où ils se réjouirent l’époux habile et la fille énivrée ;
Voici l’estrade où ils s’aimaient par les tons essentiels,
Au travers du métal des cloches, de la peau dure des silex tintants,
A travers les cheveux du luth, dans la rumeur des tambours, sur le dos du
tigre de bois creux,
Parmi l’enchantement des paons au cri clair, des grues à l’appel bref, du
phénix au parler inouï.
Voici le faîte du palais sonnant que Mou-Koung, le père, dressa pour eux
comme un socle,
Et voilà, - d’un envol plus suave que phénix, oiselles et paons, - voilà
l’espace où ils ont pris essor.
* * *
Qu’on me touche : toutes ces voix vivent dans ma pierre musicale.
Supplique
Tu seras priée de sourires, de regards et de certains abandons, et d’offrandes
que tu repousses par principe, jeune fille encore ;
Tu seras implorée de dire quoi tu veux, ce dont tu as soif, les parures à ton
gré, - rouges linges nuptiaux, poèmes, chants et sacrifices...
* * *
Cet homme indigne, - moi -, indigne de mendier, ne supplie de toi que
l’apparence, la forme qui te hante, le geste où tu poses, oiseau dansant
Ou bien ta voix non modulée, ou bien ce reflet, bleu dans tes cheveux. Mais
ton âme, lourde dix mille fois aux yeux du Sage,
Cache bien ton âme au fond d’elle, déconcertante,
Belle jeune fille, tais-toi.
Sœur équivoque
De quel nom te désigner, de quelle tendresse ? Sœur cadette non choisie,
sage complice d’ignorances,
Te dirais-je mon amante ? Non point, tu ne le permettrais pas. Ma parente ?
Ce lien pouvait exister entre nous. Mon aimée ? Toi ni moi ne savions aimer
encore.
* * *
Sœur équivoque, er de quel sang inconnu ! Maintenant sois satisfaite :
ni sœur ni amie ni maîtresse ni aimée, chère indécise d’autrefois,
Te voici désormais fixée, dénommée par coutume et rite et sort, (ayant
perdu le nom de ta jeunesse),
Sois satisfaite : te voici mariée. Tu es emplie de joie permise,
Tu es femme.
Stèle provisoire
Ce n’est point dans ta peau de pierre, insensible, que ceci aimerait à
pénétrer ; ce n’est point vers l’aube fade, informe et crépusculaire, que ceci,
laissé libre, voudrait s’orienter ;
Ce n’est pas pour un lecteur littéraire, même en faveur d’un calligraphe, que
ceci a tant de plaisir à être dit :
Mais pour Elle.
* * *
Vienne un jour Elle passe par ici. Droite et grande et face à toi, qu’elle lise
de ses yeux mouvants et vivants, protégés de cils dont je sais l’ombre ;
Qu’elle mesure ces mots avec des lèvres tissés de chair (dont je n’ai pas
perdu le goût), avec sa langue nourrie de baisers, avec ses dents dont voici
toujours la trace,
Qu’elle tremble à fleur d’haleine, - moisson souple sous le vent tiède, -
propageant des seins aux genoux le rythme propre de ses flancs – que je
connais,
* * *
Alors, ce déduit, enjambant l’espace et dansant sur ses cadences ; ce poème,
ce don et ce désir, -
Tout d’un coup s’écorchera de ta pierre morte, oh ! précaire et provisoire, -
pour s’abandonner à sa vie,
Pour s’en aller vivre autour d’Elle.
Eloge de la jeune fille
Magistrats ! dévouez aux épouses vos arcs triomphaux. Enjambez les routes
avec la louange des veuves obstinées. Usez du ciment, du faux marbre et de la
boue séchée pour dresser les mérites de ces dames respectables, - c’est votre
emploi.
Je garde le mien qui est d’offrir à une autre un léger tribut de paroles, une
arche de buée dans les yeux, un palais trouble dansant au son du cœur et de la
mer.
* * *
Ceci est réservé à la seule Jeune Fille. A celle à qui tous les maris du monde
sont promis, - mais qui n’en tient pas encore.
A celle dont le cheveux libres tombent en arrière, sans empois, sans fidélité
– et les sourcils ont l’odeur de la mousse.
A celle qui a des seins et n’allaite pas ; un cœur et n’aime pas ; un ventre
pour les fécondités, mais décemment demeure stérile.
A celle riche de tout ce qui viendra ; qui va tout choisir, tout recevoir, tout
enfanter peut-être.
A celle qui, prête à donner ses lèvres à la tasse des épousailles, tremble un
peu, ne sait que dire, consent à boire, - et n’a pas encore bu.
Stèle au désir
La cime haute a défié ton poids. Même si tu ne peux l’atteindre, que le dépit
ne t’émeuve : Ne l’as-tu point pesée de ton regard ?
La route souple s’étale sous ta marche. Même si tu n’en comptes point les
pas, les ponts, les tours, les étapes, - tu la piétines de ton envie.
La fille pure attire ton amour. Même si tu ne l’as jamais vue nue, sans voix,
sans défense, - contemple-la de ton désir.
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Dresse donc ceci au Désir-Imaginant ; qui malgré toutes, t’a livré la
montagne, plus haut que toi, la route plus loin que toi,
Et couché, qu’elle veuille ou non la fille pure sous ta bouche.
Par respect
Par respect de l’indicible, nul ne devra plus divulguer le mot GLOIRE ni
commettre le caractère BONHEUR.
Même qu’on les oublie de toutes les mémoires : tels son les signes que le
Prince a choisi pour dénommer son règne,
Qu’ils n’existent plus désormais.
* * *
Silence, le plus digne hommage ! Quel tumulte d’amour emplit jamais le
très profond silence ?
Quel éclat de pinceau oserait donc le geste qu’elle ingénument dessine ?
* * *
Non ! que son règne en moi soit secret. Que jamais il ne m’advienne. Même
que j’oublie : que jamais au plus profond de moi n’éclose désormais son nom,
Par respect.
Stèles,
Pékin, 1912
Du même auteur :
Stèles face au Midi (I) (25/09/2014)
Stèles face au Midi (II) (25/09/2015)
Tô-Bod (05/09/2017)
Stèles occidentées (05/09/2018))
Prière au ciel sur l’esplanade nue (04/09/2019)
Vent des Royaumes (05/09/2020)