Isidore Ducasse, comte de Lautréamont (1846 – 1870) : « Les magasins de la rue Vivienne.... »
Lautréamont, par Arnaud Courlet de Vregille, 2012
Les magasins de la rue Vivienne étalent leurs richesses aux yeux émerveillés.
Eclairés par de nombreux becs de gaz, les coffrets d’acajou et les montres en or
répandent à travers les vitrines des gerbes de lumière éblouissante. Huit heures
ont sonné à l’horloge de la Bourse : ce n’est pas tard ! A peine le dernier coup
de marteau s’est-il fait entendre, que la rue, dont le nom a été cité, se met à
trembler, et secoue ses fondements depuis la place Royale jusqu’au boulevard
Montmartre. Les promeneurs hâtent le pas, et se retirent pensifs dans leurs
maisons. Une femme s’évanouit et tombe sur l’asphalte. Personne ne la relève :
il tarde à chacun de s’éloigner de ce parage. Les volets se ferment avec
impétuosité, et les habitants s’enfoncent dans leurs couvertures. On dirait que
la peste asiatique a révélé sa présence. Ainsi, pendant que la plus grande partie
de la ville se prépare à nager dans les réjouissances des fêtes nocturnes, la rue
Vivienne se trouve subitement glacée par une sorte de pétrification. Comme un
cœur qui cesse d’aimer, elle a vu sa vie éteinte. Mais, bientôt, la nouvelle du
phénomène se répand dans les autres couches de la population, et un silence
morne plane sur l’auguste capitale. Où sont-ils passés, les becs de gaz ? Que
sont-elles devenues, les vendeuses d’amour ? Rien... La solitude et l’obscurité !
Une chouette, volant dans une direction rectiligne, et dont la patte est cassée,
passe au-dessus de la Madeleine, et prend son essor vers la barrière du Trône,
en s’écriant : « Un malheur se prépare ». Or, dans cet endroit que ma plume (ce
véritable ami qui me sert de compère) vient de rendre mystérieux, si vous
regardez du côté par où la rue Colbert s’engage dans la rue Vivienne, vous
verrez, à l’angle formé par le croisement de ces deux voies, un personnage
montrer sa silhouette, et diriger sa marche légère vers les boulevards. Mais, si
l’on s’approche davantage, de manière à ne pas amener sur soi-même
l’attention de ce passant, on s’aperçoit, avec un agréable étonnement qu’il est
jeune ! De loin, on l’aurait pris en effet pour un homme mûr. La somme des
jours ne compte plus, quand il s’agit d’apprécier la capacité intellectuelle d’une
figure sérieuse. Je me connais à lire l’âge dans les lignes physiognomoniques
du front : il a seize ans et quatre mois ! Il est beau comme la rétractilité des
serres des oiseaux rapaces ; ou encore, comme l’incertitude des mouvements
musculaires dans les plaies des parties molles de la région cervicale
postérieure ; ou plutôt, comme ce piège à rats perpétuel, toujours retendu par
l’animal pris, qui peut prendre seul des rongeurs indéfiniment, et fonctionner
même caché sous la paille ; et surtout, comme la rencontre fortuite sur une
table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ! Mervyn, ce fils
de la blonde Angleterre, vient de prendre chez son professeur une leçon
d’escrime, et, enveloppé dans son tartan écossais, il retourne chez ses parents.
C’est huit heures et demie, et il espère arriver chez lui à neuf heures : de sa
part, c’est une grande présomption que de feindre d’être certain de connaître
l’avenir. Quelque obstacle imprévu ne peut-il l’embarrasser dans sa route ? Et
cette circonstance, serait-elle si peu fréquente, qu’il dût prendre sur lui de la
considérer comme une exception ? Que ne considère-t-il plutôt, comme un fait
anormal, la possibilité qu’il a eue jusqu’ici de se sentir dépourvu d’inquiétude
et pour ainsi dire heureux ? De quel droit en effet prétendrait-il gagner indemne
sa demeure, lorsque quelqu’un le guette et le suit par derrière comme sa
future proie ? (Ce serait bien peu connaître sa profession d’écrivain à sensation,
que de ne pas, au moins, mettre en avant, les restrictives interrogations après
lesquelles arrive immédiatement la phrase que je suis sur le point de terminer.)
Vous avez reconnu le héros imaginaire qui, depuis un long temps, brise par la
pression de son individualité ma malheureuse intelligence ! Tantôt Maldoror se
rapproche de Mervyn, pour graver dans sa mémoire les traits de cet
adolescent ; tantôt, le corps rejeté en arrière, il recule sur lui-même comme le
boomérang d’Australie, dans la deuxième période de son trajet, ou plutôt,
comme une machine infernale. Indécis sur ce qu’il doit faire. Mais, sa
conscience n’éprouve aucun symptôme d’une émotion la plus embryogénique,
comme à tort vous le supposeriez. Je le vis s’éloigner un instant dans une
direction opposée ; était-il accablé par le remords ? Mais il revint sur ses pas
avec un nouvel acharnement. Mervyn ne sait pas pourquoi ses artères
temporales battent avec force, et il presse le pas, obsédé par une frayeur dont
lui et vous cherchent vainement la cause. Il faut lui tenir compte de son
application à découvrir l’énigme. Pourquoi ne se retourne-t-il pas ? Il
comprendrait tout. Songe-t-on jamais aux moyens les plus simples de faire
cesser un état alarmant ? Quand un rôdeur de barrières traverse un faubourg de
la banlieue, un saladier de vin blanc dans le gosier et la blouse en lambeaux, si,
dans le coin d’une borne, il aperçoit un vieux chat musculeux, contemporain
des révolutions auxquelles ont assisté nos pères, contemplant
mélancoliquement les rayons de la lune, qui s’abattent sur la plaine endormie,
il s’avance tortueusement dans une ligne courbe, et fait un signe à un chien
cagneux qui se précipite. Le noble animal de la race féline attend son
adversaire avec courage, et dispute chèrement sa vie. Demain quelque
chiffonnier achètera une peau électrisable. Que ne fuyait-il donc ? C’était si
facile. Mais dans le cas qui nous préoccupe actuellement, Mervyn complique
encore le danger par sa propre ignorance. Il a comme quelques lueurs,
excessivement rares, il est vrai, dont je ne m’arrêterai pas à démontrer le vague
qui les recouvre ; cependant, il lui est impossible de deviner la réalité. Il n’est
pas prophète, je ne dis pas le contraire, et il ne se reconnaît pas la faculté de
l’être. Arrivé sur la grande artère, il tourne à droite et traverse le boulevard
Poissonnière et le boulevard Bonne-Nouvelle. A ce point de son chemin, il
s’avance dans la rue du faubourg Saint-Denis, laisse derrière lui l’embarcadère
du chemin de fer de Strasbourg, et s’arrête devant un portail élevé, avant
d’avoir atteint la superposition perpendiculaire de la rue Lafayette. Puisque
vous me conseillez de terminer en cet endroit la première strophe, je veux bien,
pour cette fois, obtempérer, à votre désir. Savez-vous que, lorsque je songe à
l’anneau de fer caché sous la pierre par la main d’un maniaque, un invincible
frisson me passe par les cheveu ?
(Chant sixième, I)
Les Champs de Maldoror,
Lacroix et Verboeckhoven imprimeurs, Bruxelles, 1869
Du même auteur :
« J'ai vu, pendant toute ma vie… » (24/09/2014)
« Au clair de la lune, près de la mer » (24/09/2015)
« Vieil océan, ô grand célibataire… » (05/09/2016
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