René Daumal (1908 – 1944) : Mémorables
Mémorables
Souviens-toi : de ta mère et de ton père, et de ton premier mensonge,
dont l’indiscrète odeur rampe dans ta mémoire.
Souviens-toi de ta première insulte à ceux qui te firent : la graine de
l’orgueil était semée, la cassure luisait, rompant la nuit une.
Souviens-toi des soirs de terreurs où la pensée du néant te griffait au
ventre, et revenait toujours te le ronger, comme un vautour ; et souviens-toi
des matins de soleil dans la chambre.
Souviens-toi de la nuit de la délivrance, où ton corps, dénoué, tombant
comme une voile, tu respiras un peu de l’air incorruptible ; et souviens-toi
des animaux gluants qui t’ont repris.
Souviens-toi des magies, des poisons et des rêves tenaces ; - tu voulais
voir, tu bouchais tes deux yeux pour voir, sans savoir ouvrir l’autre.
Souviens-toi de tes complices et de vos tromperies, et de ce grand défi
de sortir de la cage.
Souviens-toi du jour où tu crevas la toile et fut pris vivant, fixé sur place
dans le vacarme de vacarmes des roues de roues tournant sans tourner, toi
dedans, happé toujours par le même moment immobile, répété, répété, et le
temps ne faisait qu’un tour, tout tournait en trois sens innombrables, le temps
se bouclait à rebours, -et les yeux de chair ne voyaient qu’un rêve, il n’existait
que le silence dévorant, les mots étaient des peaux séchées, et le bruit, le oui,
le bruit, le non, le hurlement visible et noir de la machine te niait, - le cri
silencieux, « je suis » que l’os entend, dont la pierre meurt, dont croit
mourir ce qui ne fut jamais, – et tu renaissais à chaque instant que pour être
nié par le grand cercle sans bornes, tout pur, tout centre, pur sauf toi.
Et souviens-toi des jours qui suivirent, quand tu marchais comme un cadavre
ensorcelé, avec la certitude d’être mangé par l’infini, d’être annulé par le seul
existant Absurde.
Et surtout souviens-toi du jour où tu voulus tout jeter, n’importe comment,
- mais un gardien veillait dans ta nuit, il veillait quand tu rêvais, il te fit toucher,
ta chair, il te fit souvenir des tiens, il te fit ramasser tes loques – souviens-toi de
ton gardien.
Souviens-toi du beau mirage des concepts, et des mots émouvants, palais de
miroirs, bâti dans une cave ; et souviens-toi de l’homme qui vint, qui cassa tout,
qui te prît de sa rude main, te tira de tes rêves et te fit asseoir dans les épines du
plein jour ; et souviens-toi que tu ne sais te souvenir.
Souviens-toi que tout se paie, souviens-toi de ton bonheur, mais quand fut
écrasé ton cœur, il était trop tard pour payer d’avance.
Souviens-toi de l’ami qui tendait sa raison pour recueillir tes larmes, jaillies
de la source gelée que violait le soleil du printemps.
Souviens-toi que l’amour triompha quand elle et toi vous sûtes vous soumettre
à son feu jaloux, priant de pourrir dans la même flamme.
Mais souviens-toi qu’amour n’est de personne, qu’en ton cœur de chair n’est
personne, que le soleil n’est à personne, rougis en regardant le bourbier de ton cœur.
Souviens-toi des matins où la grâce était comme un bâton brandi qui te menait,
soumis, par tes journées, - heureux le bétail sous le joug !
Et souviens-toi que ta pauvre mémoire entre ses doigts gourds laissa filer le poisson
d’or.
Souviens-toi de ceux qui te disent : souviens-toi, - souviens- toi de la voix qui
te disait : ne tombe pas, - et souviens-toi du plaisir douteux de la chute.
Souviens-toi, pauvre mémoire mienne, des deux faces de la médaille, - et de
son métal unique.
Poésie noire, poésie blanche
Editions Gallimard, 1954
Du même auteur :
Poème à Dieu et à l’homme (05/07/2014)
Nénie (05/07/2015)
La seule (05/07/2017)
Fièvre blanche (05/07/2018)
Le grand jour des morts (04/07/2019)
Le prophète (20/10/2021)
Feu aux artifices (20/10/2022)
Civilisation (20/10/2023)
Entrée des larves (20/10/2024)