Tahar Ben Jelloun : (1944 - ) : « Que de cendres dans mon crâne… »
Que de cendres dans mon crâne
qui croit encore le rêve possible
que de sang sous cette terre grise
que d’oliviers qui meurent à l’aube figée
que de poèmes muselés dans la mort blanche
Laissez-moi me rouler dans les sables
pour perdre la mémoire
pour ne plus parler des hommes
pour ne plus fuir la mort
Les « frères » les fossoyeurs, les larmes aux yeux, massacrent
les camarades
on nettoie la capitale et on se lave le sexe
on préside la prière
et on oublie
Après tout pourquoi le dire
je ne me lamente pas
il en meurt tous les jours
dans les champs
dans les sables
l’olivier et le soleil le savent
je parle plutôt pour la terre meurtrie
je parle pour que le ciel m’ouvre une porte sur le bleu et le vert
je parle pour que l’océan soit seul témoin de notre blessure
je parle pour que les enfants
puissent voir un jour l’aube naître de leurs rêves
je parle pour qu’on sache
que l’histoire a été truquée
je parle
mais que vaut la parole d’un chameau ?
je parle pour le désert
mais le sable se colore déjà de ma solitude
le désert avance vers Amman
la pitié la tempête étranglent les âmes dégénérées
surprises dans leur nudité hideuse
Je parle
et mon discours se perd dans les dunes
peut-être qu’on m’entend
Mon prochain est loin
il croît à peine à la fatalité
tel l’oiseau qui a peur
se pose sur la branche incertaine
mon prochain est un camarade
qui a surpris mon délire
et pardonne ma folie
il a quitté la tente
Mon chant est indigne de ceux qui meurent la nuit
et renaissent avec l’aube
mon chant est pauvre
je ne suis qu’un chameau
un destin qui s’achève
je suis triste mais pas désespéré
même si les « frères » et les autres
ont décidé que mes camarades seront les oubliés de l’histoire
ils ne savent pas ce que le désert va enfanter
Un rêve est jeté dans l’espace
un rêve qui a raison
une étoile audacieuse éclaire ce rêve
dans le combat
dans l’amour
dans les retrouvailles de l’arbre et de la forêt
dans la vie qui fane les couronnes
ce rêve sans mots
éclate dans les rues arabes
chante et appelle
la mort détachée du ciel
L’homme à la mémoire fanée
monte sur le dos d’un vieil esclave
et fait un discours pour retenir le rêve éclaté
il perd ses mots
bave
se décompose
Le Discours du chameau
Editions François Maspéro, 1974
Du même auteur :
Poèmes par amour (19/06/2015)
« Je tourne le dos à la ville… » (19/06/2017)
« Etranger... » (19/06/2018)
« Non... » (19/06/2019)
« Un verre de thé sur la natte... » (15/11/2023)
D’un souvenir de terre tachée de sang (15/11/2024)