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Le bar à poèmes
19 juin 2016

Tahar Ben Jelloun : (1944 - ) : « Que de cendres dans mon crâne… »

 

 

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Que de cendres dans mon crâne

qui croit encore le rêve possible

que de sang sous cette terre grise

que d’oliviers qui meurent à l’aube figée

que de poèmes muselés dans la mort blanche

Laissez-moi me rouler dans les sables

pour perdre la mémoire

pour ne plus parler des hommes

pour ne plus fuir la mort

 

Les « frères » les fossoyeurs, les larmes aux yeux, massacrent

     les camarades

on nettoie la capitale et on se lave le sexe

on préside la prière

et on oublie

 

Après tout pourquoi le dire

je ne me lamente pas

il en meurt tous les jours                   

                                       dans les champs

                                                                dans les sables

l’olivier et le soleil le savent

je parle plutôt pour la terre meurtrie

je parle pour que le ciel m’ouvre une porte sur le bleu et le vert

je parle pour que l’océan soit seul témoin de notre blessure

je parle pour que les enfants

puissent voir un jour l’aube naître de leurs rêves

je parle pour qu’on sache

que l’histoire a été truquée

je parle

mais que vaut la parole d’un chameau ?

je parle pour le désert

mais le sable se colore déjà de ma solitude

le désert avance vers Amman

la pitié la tempête étranglent les âmes dégénérées

surprises dans leur nudité hideuse

 

Je parle

et mon discours se perd dans les dunes

peut-être qu’on m’entend

 

Mon prochain est loin

il croît à peine à la fatalité

tel l’oiseau qui a peur

se pose sur la branche incertaine

mon prochain est un camarade

qui a surpris mon délire

et pardonne ma folie

il a quitté la tente

 

Mon chant est indigne de ceux qui meurent la nuit

et renaissent avec l’aube

mon chant est pauvre

je ne suis qu’un chameau

un destin qui s’achève

je suis triste mais pas désespéré

même si les « frères » et les autres

ont décidé que mes camarades seront les oubliés de l’histoire

ils ne savent pas ce que le désert va enfanter

 

Un rêve est jeté dans l’espace

un rêve qui a raison

une étoile audacieuse éclaire ce rêve

dans le combat

dans l’amour

dans les retrouvailles de l’arbre et de la forêt

dans la vie qui fane les couronnes

ce rêve sans mots

éclate dans les rues arabes

chante et appelle

la mort détachée du ciel

 

L’homme à la mémoire fanée

monte sur le dos d’un vieil esclave

et fait un discours pour retenir le rêve éclaté

il perd ses mots

bave

se décompose

 

Le Discours du chameau

Editions François Maspéro, 1974

 

Du même auteur :

Poèmes par amour (19/06/2015)

« Je tourne le dos à la ville… » (19/06/2017)

« Etranger... » (19/06/2018)

« Non... » (19/06/2019)

« Un verre de thé sur la natte... » (15/11/2023)

D’un souvenir de terre tachée de sang (15/11/2024)

 

 

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