Tahar Ben Jelloun (1944 -) : D’un souvenir de terre tachée de sang
Tahar Ben Jelloun. © ©Philippe MATSAS/Leemage
D’un souvenir de terre tachée de sang
Ton corps est une terre
où la pluie mêle les syllabes à la lumière de l’aube
une terre fragile
retournée par la fièvre
et le chant de l’arbre
dans le pli rude de la nostalgie
ton corps est une lettre d’automne
lue par le désir du vent
racontée au miroir qui te donne un enfant
et tes yeux
promènent le pays du rire natal
un pays qui nous a quittés
laissant une fontaine pour l’olivier
et un peu de jasmin pour les morts
tes mains
dans le songe couvertes de mousse
éloignent le ciel traversé de silhouettes et de couleurs
car la lune voilée
t’est étrangère
comme la nuit possédée par cet œil ouvert
ton image renvoyée par la pluie
en cet instant ultime où on enterre le pays
une image éphémère
dessinée à la craie blanche
dans les cendres d’une école
ton image frêle emportée par la poussière
et la bouche entrouverte
laisse passer le jour
ton front mangé par l’herbe qui s’en va
en cette année captive de l’hiver
ton front caché dans les fruits de l’été
comme les souvenirs confondus
l’épaule nue
soupçonnée
par l’horizon qui chavire
c’est la marée haute de l’oubli
ta voix
descend la nuit
pour réveiller les corps courbés parmi les pierres
ta voix
secoue l’arbre mort avant les saisons
c’est le rire de l’époque
et la terre donnée à l’errance
une image répétée :
la saillie du temps
un peuple sur les routes
encombré d’objets et de désespoir
un miroir géant encadré de feuillage
va vers la mer l’abri des mages
les larmes effacées par ce matin bref
c’est le moment où la mort est tombée
en mille éclats de lumière
sur des corps sans destin
mariés de la terre nue
au village du sud
un vieil homme sert le café
le visage traversé par les siècles
et la promesse du miracle
les oiseaux viendraient de la mer
sur un navire de nacre
ils annonceraient le retour des fiancés
perdus entre les tombes
fauchés par l’éclair d’une ville
enroulée de lierres vifs
la main a tiré le rideau de velours
sur la vie délabrée
et la pierre ourlée de silence
l’incendie est une mémoire éparse sur la neige
comme la mort
jaillit à l’endroit de la source
au village du nord
le vieil homme vend des fruits
la pastèque et le raisin
une balance entre les doigts
une pierre lourde comme poids
un morceau de marbre ramassé dans la ville
les petites filles s’arrêtent
et regardent le ciel
un oiseau migrateur a été touché
il flotte dans les nues
corps suspendu dans la poussière ocre
le vieil homme égrène un chapelet
les étoiles tombent une à une
au seuil du silence
on parle de ruine et d’accalmie
pour cette terre blessée
pour ce corps peint sur l’enceinte
dans un ciel de soie
les rêves se sont enveloppées
hauteurs vaines pour le vol migrateur
épaisse et large la vitre
entre l’astre et les hommes
herbe morte sur la lumière vive
le reflet d’un soleil atteint par la rage du marin
livré à l’exil des plaines
une mère
en noire
petite est assise au seuil de la maison
elle a croisé ses mains sur sa poitrine
et attend l’heure du retour
c’est un fils qui n’est pas revenu
d’un souvenir de terre tachée de sang
le malheur a la constance de la grimace
les hommes n’étaient pas vêtus
le sable et la boue de ces derniers jours
leur linceul un seul amour
de bleu éteint
à peine enflammé
pour faire l’histoire
la chute
à peine entendue
là-bas
une maison basse
faite de pisé et de pain
un toit de roseaux et une natte usée
la lumière du crépuscule
insolente sérénité
dans le refuge d’une main
tranchée
immobile
dans la parole rompue
et ces quelques objets dérisoires
une théière
des verres
un plat en terre grise
et une jarre pour le miel
une paillasse pour le sommeil et le rêve
un morceau de ficelle sur une valise
le temps
reste subtil
et passe sur les feuilles séchées du maïs
une mère
en noir
s’est levée
elle reviendra demain
attendre
et mourir d’absence
l’hirondelle sort de la fumée
et vole au ras du cimetière
étrange lueur sur un champ immense
couvert d’un drap gelé
la forêt s’est couchée
solitaire
dans le marais de la nostalgie
Paris, octobre 1978
Revue « Europe, juin -juillet 1975
Du même auteur :
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