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Le bar à poèmes
15 novembre 2024

Tahar Ben Jelloun (1944 -) : D’un souvenir de terre tachée de sang

Tahar Ben Jelloun. © ©Philippe MATSAS/Leemage

 

D’un souvenir de terre tachée de sang

 

Ton corps est une terre

où la pluie mêle les syllabes à la lumière de l’aube

une terre fragile

retournée par la fièvre

et le chant de l’arbre

dans le pli rude de la nostalgie

 

ton corps est une lettre d’automne

lue par le désir du vent

racontée au miroir qui te donne un enfant

et tes yeux

promènent le pays du rire natal

un pays qui nous a quittés

laissant une fontaine pour l’olivier

et un peu de jasmin pour les morts

tes mains

dans le songe couvertes de mousse

éloignent le ciel traversé  de silhouettes et de couleurs

car la lune voilée

t’est étrangère

comme la nuit possédée par cet œil ouvert

 

ton image renvoyée par la pluie

en cet instant ultime où on enterre le pays

une image éphémère

dessinée à la craie blanche

dans les cendres d’une école

ton image frêle emportée par la poussière

et la bouche entrouverte

laisse passer le jour

ton front mangé par l’herbe qui s’en va

en cette année captive de l’hiver

ton front caché dans les fruits de l’été

comme les souvenirs confondus

l’épaule nue

soupçonnée

par l’horizon qui chavire

c’est la marée haute de l’oubli

 

ta voix

descend la nuit

pour réveiller les corps courbés parmi les pierres

ta voix

secoue l’arbre mort avant les saisons

c’est le rire de l’époque

et la terre donnée à l’errance

 

une image répétée :

la saillie du temps

un peuple sur les routes

encombré d’objets et de désespoir

un miroir géant encadré de feuillage

va vers la mer l’abri des mages

les larmes effacées par ce matin bref

c’est le moment où la mort est tombée

en mille éclats de lumière

sur des corps sans destin

mariés de la terre nue 

 

au village du sud

un vieil homme sert le café

le visage traversé par les siècles

et la promesse du miracle

les oiseaux viendraient de la mer

sur un navire de nacre

ils annonceraient le retour des fiancés

perdus entre les tombes

fauchés par l’éclair d’une ville

enroulée de lierres vifs

 

la main a tiré le rideau de velours

sur la vie délabrée

et la pierre ourlée de silence

 

l’incendie est une mémoire éparse sur la neige

comme la mort

jaillit à l’endroit de la source

 

au village du nord

le vieil homme vend des fruits

la pastèque et le raisin

une balance entre les doigts

une pierre lourde comme poids

un morceau de marbre ramassé dans la ville

les petites filles s’arrêtent

et regardent le ciel

un oiseau migrateur a été touché

il flotte dans les nues

corps suspendu dans la poussière ocre

 

le vieil homme égrène un chapelet

les étoiles tombent une à une

au seuil du silence

on parle de ruine et d’accalmie

pour cette terre blessée

pour ce corps peint sur l’enceinte

dans un ciel de soie

les rêves se sont enveloppées

hauteurs vaines pour le vol migrateur

épaisse et large la vitre

entre l’astre et les hommes

herbe morte sur la lumière vive

le reflet d’un soleil atteint par la rage du marin

livré à l’exil des plaines

 

une mère

en noire

petite est assise au seuil de la maison

elle a croisé ses mains sur sa poitrine

et attend l’heure du retour

c’est un fils qui n’est pas revenu

d’un souvenir de terre tachée de sang

le malheur a la constance de la grimace

les hommes n’étaient pas vêtus

le sable et la boue de ces derniers jours

leur linceul un seul amour

 

de bleu éteint

à peine enflammé

pour faire l’histoire

la chute

à peine entendue

là-bas

une maison basse

faite de pisé et de pain

un toit de roseaux et une natte usée

la lumière du crépuscule

insolente sérénité  

 

dans le refuge d’une main

tranchée

immobile

dans la parole rompue

et ces quelques objets dérisoires  

une théière

des verres   

un plat en terre grise

et une jarre pour le miel

une paillasse pour le sommeil et le rêve

un morceau de ficelle sur une valise

le temps

reste subtil

et passe sur les feuilles séchées du maïs

 

une mère

en  noir

s’est levée

elle reviendra demain

attendre

et mourir d’absence

l’hirondelle sort de la fumée

et vole au ras du cimetière

étrange lueur sur un champ immense

couvert d’un drap gelé

la forêt s’est couchée

solitaire

dans le marais de la nostalgie

 

Paris, octobre 1978

 

Revue « Europe, juin -juillet 1975

Du même auteur : 

Poèmes par amour (19/06/2015)

« Que de cendres dans mon crâne… » (19/06/2016)

« Je tourne le dos à la ville… » (19/06/2017)

« Etranger... » (19/06/2018)

« Non... » (19/06/2019)

« Un verre de thé sur la natte... » (15/11/2023)

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