Gérard Le Gouic (1936 -) : Hôtel des îles
Hôtel des îles
à Henry Thomas
Une journée au large
si semblable aux journées
déjà vécues
si ce n’est la mer qui tourne
sans fin sur elle-même,
si ce n’est le soleil
dans son jardin d’immortelles
et d’éphémères,
et par-dessus tout cela
qu’on ne saurait détourner,
notre pouvoir toujours semblable
à tout découvrir, comprendre,
notre aptitude
à tout laisser s’évanouir...
PREMIERE ÎLE
Île
quand elle brûle au printemps
et sent l’odeur
d’un baril de rhum doux.
Île
telle une lessive
qui s’enfle et se vide
sur les talus,
les ronciers de la mer.
Île
telle une épave
tombée des tempêtes.
Île
sous le galop blond de ses chevaux
aux crinières sucrées
par le vent.
Ile
penchée le dimanche
vers ses joueurs
de dominos.
Île trompeuse
sauf sous la visière d’un vieil homme
qui regarde l’océan
comme on regarde la nuit derrière soi.
DEUXIEME ÎLE
Dès qu’on perd de vue
la mer,
l’île devient terre à terre,
obstinée, hostile,
Aux lieu de réduire
les dimensions de l’île,
la mer les agrandit.
Sur la lande de l’île
on se sent envahi,
traqué par le bonheur.
Tout est définitif,
en soi, autour de soi,
tout s’allège et devient cependant
lourd à porter.
Le squelette d’une mouette
prend le poids
des os recuits
sur le bord des pistes.
Il n’y a plus de vie
ni déjà plus de mort,
que la terre spongieuse et salée
des ailes et des vertèbres,
et la mer au bas de la falaise,
et le ciel à sa naissance
où le vol de l’oiseau se conserve
comme un empreinte digitale.
Qui ne souhaiterait
que tout ne fut collectif :
la lumière, le ciel,
les terres de l’île ?
On ne garde espoir
que dans la liberté des siens.
Tout semble flotter
librement :
le ciel, la mer,
les rochers.
Seul l’oiseau
qui vole d’une cheminée
au clocher de l’île
est suspendu à un fil.
Des mots blessent
plus qu’insultes et jurons :
bonheur, voyage, ville,
exil,
des mots de femme
et qui les porte
dans le regard
ne compte pas plus
que les visiteurs d’un jour
à la belle saison.
TROISIEME ÎLE
Il y a des îles
où manque la mer
comme des amours
brûlent sans amour.
Il y a des îles
tournées vers l’intérieur
d’elles-mêmes
La mer est au-dessus
de leurs forces.
condamnées à l’avance,
tout leur réussit,
même la paralysie,
même la mort.
Il y a des îles
qui tournent le dos
à la mer.
Pour un peu elles bâtiraient
un ciel et des étoiles
autour d’elles.
Il y a des îles
que la mer ennuie.
Elles élèvent de hautes collines
pour qu’on ne suive de tous côtés
que leurs prairies
que leurs enfilades de haies.
Il y a des îles
qui se creusent des vallons,
entretiennent des boqueteaux d’arbres,
plient et replient la ligne droite
pour augmenter le silence de leur terre
d’un promontoire à l’autre.
Il y a des îles
qui dessinent des plans,
inventorient faune et flore,
banderoles et flonflons,
des îles qui veulent devenir
plus étincelantes que la mer.
Il y a des îles
qu’on décide d’aimer,
peut-être de ne plus quitter,
mais au fur et à mesure
qu’on avance en elles,
on pense à de nouvelles îles.
QUATRIEME ÎLE
L’île aura beau faire
elle n’échappera pas
au cercle.
Il existe trois conflits
qu’il ne faut pas tenter
de démêler :
une querelle entre poètes,
une querelle entre chats,
une querelle entre pêcheurs
d’un même bateau.
Des îles crient
leur beauté,
d’autres leurs souffrances,
certaines îles ignorent
qu’on puisse crier.
CINQUIEME ÎLE
Si basse est l’île
qu’un haut mur la protège
invisible pour tous
excepté pour la mer.
Sur la ligne d’horizon,
l’île est le nœud papillon
qui rattache le ciel
à la mer.
Derrière la levée de la dune
le marais d’eau douce
comme un enfant albinos
au milieu d’hommes de couleur.
Le silence
est l’herbe de l’île.
L’île
comme la bulle d’air
d’un niveau de maçon.
Sur l’île
on a le silence
à couteaux tirés.
Le silence est plus dur
que les rochers,
plus fluide
que les rigoles de sable
qui serpentent sous les portes.
Le silence frappe
de toute sa force
comme sur une enclume.
Dans l’atelier de la mer
l’île est un gobelet
où le silence assouplit
ses pinceaux de soie...
Hôtel des îles
in, Jean Wagner « Gérard Le Gouic, ou la Bretagne universelle »
Editions du Rouergue (Visages de ce temps), 1987
Du même auteur :
« Quand ma chienne me regarde… » (29/11/2014)
Cairn de Barnenez (29/11/2016)
« La campagne semble morte… » (29/11/2017)
Pierres (29/11/2018)
Ici (29/11/2019)
La terre aux manoirs d’herbes (1) (29/11/2020)
Le Marcheur d’Afrique (29/11/2021)
La terre aux manoirs d’herbes (2) (29/11/2022)
La terre aux manoirs d’herbes (3) (29/11/2023)
Pommier (29/11/2024)