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Le bar à poèmes
13 juillet 2015

Léopold Sédar Senghor (1906 – 2001) : L'Absente

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L’Absente

 

(woï pour trois kôras et un balafong)

 

I

 

Jeunes filles aux gorges vertes, plus ne chantez votre champion

     et plus ne chantez l’Elancé.

Mais je ne suis pas votre honneur, pas le Lion téméraire, le Lion

     vert qui rugit l’honneur du Sénégal.

Ma tête n’est pas d’or, elle ne vêt pas de hauts desseins

Sans bracelets pesants sont mes bras que voilà, mes mains si nues !

Je ne suis pas le Conducteur. Jamais tracé sillon ni dogme comme le

     Fondateur

La ville aux quatre portes, jamais proféré mot à graver sur la pierre.

Je dis bien : je suis le Dyâli


 

II

 

Jeunes filles aux longs cous de roseaux, je dis chantez l’Absente la

     Princesse en allée.

Ma gloire n’est pas sur la stèle, ma gloire n’est pas sur la pierre

Ma gloire est de chanter le charme de l’Absente

Ma gloire de charmer le charme de l’Absente, ma gloire

Est de chanter la mousse et l’élyme des sables

La poussière des vagues et le ventre des mouettes, la lumière sur

     les collines

Toutes choses vaines sous le van, toutes choses vaines dans le vent

     et l’odeur des charniers

Toutes choses frêles dans la lumière des armes, toutes choses très

     belles dans la splendeur des armes

Ma gloire est de chanter la beauté de l’Absente. 

 

III

 

Or c’était une nuit d’hiver lorsque dehors mûrit le gel, que les deux

     corps sont fraternels.

Les sifflets des rapides traversaient mon cœur longuement, de longs

     déchirements de pointe de diamant.

J’ai réveillé les concubines alentour.

Ah ! ce sommeil sourd qui irrite quand chaque flanc et le dos sont les

     plaies du crucifié.

La poitrine succombe à travers de graves énigmes, et je meurs de ne

     pas mourir et je meurs de vivre le cœur absent.

Elles m’ont parlé de l’Absente doucement

Doucement elles m’ont chanté dans l’ombre le chant de l’Absente,

     comme on berce le beau bébé de sa chair brune

Mais qu’elle reviendrait, la Reine de Saba, à l’annonce des flamboyants.

De très loin la Bonne Nouvelle est annoncée par les collines, sur les

     pistes ferventes par les chameliers au long cours,

Dites ! qu’elle est longue à mon cœur l’absence de l’Absente.

 

IV

 

Jeune filles aux seins debout, chantez la sève, annoncez le

   printemps.

Une goutte d’eau n’est tombée depuis six mois, pas un mot

   tendre et pas un bourgeon à sourire.

Rien que l’aigreur de l’Harmattan, comme les dents du trigono -

   céphale

Au mieux, rien qu’un soulèvement des sables, rien qu’un

   tourbillon de pruine et de pailles et de balles et d’ailes et

   d’élytres

Des choses mortes sous l’aigre érosion de la raison

Rien que le Vent d’Est dans nos gorges plus que citernes au

   désert

Vides. Mais cette rumeur dans nos jambes, ce surgissement de

   la sève

Qui gonfle les bougeons à l’aine des jeunes hommes, réveille les

   huîtres perlières sous les palétuviers…

Ecoutez jeunes filles le sang de la sève qui monte à vos gorges

   debout.

Vert et vert le Printemps au clair mitan de Mai, d’un vert si tendre

   ho !que c’est ravissement.

Ce n’est pas la floraison flave des cassias, les étoiles splendides des

   cochlospermums

Sur le sol de ténèbres, l’intelligence du Soleil ô Circoncis !

C’est la tendresse du vert par l’or des savanes, vert et or couleurs

   de l’Absente

C’est la surrection de la sève jusqu’à la nuque debout qui s’émeut.

 

 

 

V

 

 

Sa venue était prédite quand les palabres rougiraient les places des

     villages, les boutiques des bidonvilles et les ateliers des manufactures.

Je sais que les épouses émigrent déjà chez leur mère ; les jeunes gens

     arrachent aux lamarques leur part de l’indivis

Les biens publics sont vendus à l’encan, les Grands organisent leurs

     femmes en pool charbon-acier

Des tentes pourpres sont dressées aux carrefours, avec des rues barrées

     en sens uniques.

Luxe et licence ! … Sa venue nous était prédite quand se rassembleraient  

     les hirondelles. Voilà

Qu’à tire d’aile elles fuient les chaleurs de nos querelles intestines.

Puisque reverdissent nos jambes pour la danse de la moisson

Je sais qu’elle viendra la Très Bonne Nouvelle

Au solstice de Juin, comme dans l’an de la défaite et dans l’an de l’espoir.

La précèdent de longs mirages de dromadaires, graves des essences de

     sa beauté.

La voilà l’Ethiopienne, fauve comme l’or mûr incorruptible comme l’or

Douce d’olive, bleu souriante de son visage fin souriante dans sa prestance

Vêtue de vert et de nuage. Parée du pentagramme.

 

 

VI

 

 

Salut de son féal à la Souriante et louange loyale.

Kôriste de sa cour et dément de son charme !... Ma gloire n’est pas sur la stèle

Ni ma voix ne sera sur pierre pétrifiée, mais voix rythmée d’une voix juste.

Qu’elle germe dans la mémoire de l’Absente qui règne sur mes horizons de

     verre

Mûrisse dans la vôtre ô jeunes filles, comme la farine futile pour nourrir tout

     un peuple.

Donc je nommerai les choses futiles qui fleuriront de ma nomination – mais

     le nom de l’Absente est ineffable.

Ses mains d’alisés qui guérissent des fièvres

Ses paupières de fourrure et de pétales de laurier-rose

Ses cils ses sourcils secrets et purs comme des hiéroglyphes

Ses cheveux bruissants comme un feu roulant de brousse la nuit.

Tes yeux ta bouche hâ ! ton secret qui monte à la nuque…

Des choses vaines. Ce n’est pas le savoir qui nourrit ton peuple

Ce sont les mets que tu leurs sers par les mains du kôriste et par ta voix.

Woï ! donc salut à la Souriante qui donne le souffle à mes narines, et

     engorge ma gorge

Salut à la Présente qui me fascine par le regard noir du mamba, tout

     constellé d’or et de vert

Et je suis colombe-serpent, et sa morsure m’engourdit avec délice.

 

 

VII

 

 

Qu’ils soient néant les distraits aux yeux blancs de perle

Qu’ils soient néant les yeux et les oreilles, la tête qui ne prend racine

     dans la poitrine, et bien plus bas jusqu’à la racine du ventre.

Car à quoi bon le manche sans la lame et la fleur sans le fruit ?

Mais vous ô jeunes feuilles, chantez la victoire du Lion dans l’humide

     soleil de Juin

Je dis chantez le diamant qui naît des cendres de la Mort

O chantez la Présente qui nourrit le Poète du lait noir de l’amour.

Vous êtes belles jeunes filles, et vos gorges d’or jeunes feuilles par la

     voix du Poète.

Les mots s’envolent et se froissent au souffle du Vent d’Est, comme les

     monuments des hommes sous les bombes soufflantes

Mais le poème est lourd de lait et le cœur du Poète brûle un feu sans

     poussière.

 

Les Ethiopiques,

Edition du Seuil, 1956 

Du même auteur :

Prière de paix (13/07/2014)

Ndessé (13/07/2016)

Elégie des eaux (13/07/2017)

Chant du printemps (13/07/2018)

Chants d'ombre I (13/07/2019)

Chants pour Signare (13/07/2020)

Le retour de l’enfant prodigue (13/07/2021)

Chants d'ombre II (13/07/2022)

Elégie de minuit13/07/2023)

Elégie des saudades (13/07/2024)

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