Léopold Sédar Senghor (1906 – 2001) : L'Absente
L’Absente
(woï pour trois kôras et un balafong)
I
Jeunes filles aux gorges vertes, plus ne chantez votre champion
et plus ne chantez l’Elancé.
Mais je ne suis pas votre honneur, pas le Lion téméraire, le Lion
vert qui rugit l’honneur du Sénégal.
Ma tête n’est pas d’or, elle ne vêt pas de hauts desseins
Sans bracelets pesants sont mes bras que voilà, mes mains si nues !
Je ne suis pas le Conducteur. Jamais tracé sillon ni dogme comme le
Fondateur
La ville aux quatre portes, jamais proféré mot à graver sur la pierre.
Je dis bien : je suis le Dyâli
II
Jeunes filles aux longs cous de roseaux, je dis chantez l’Absente la
Princesse en allée.
Ma gloire n’est pas sur la stèle, ma gloire n’est pas sur la pierre
Ma gloire est de chanter le charme de l’Absente
Ma gloire de charmer le charme de l’Absente, ma gloire
Est de chanter la mousse et l’élyme des sables
La poussière des vagues et le ventre des mouettes, la lumière sur
les collines
Toutes choses vaines sous le van, toutes choses vaines dans le vent
et l’odeur des charniers
Toutes choses frêles dans la lumière des armes, toutes choses très
belles dans la splendeur des armes
Ma gloire est de chanter la beauté de l’Absente.
III
Or c’était une nuit d’hiver lorsque dehors mûrit le gel, que les deux
corps sont fraternels.
Les sifflets des rapides traversaient mon cœur longuement, de longs
déchirements de pointe de diamant.
J’ai réveillé les concubines alentour.
Ah ! ce sommeil sourd qui irrite quand chaque flanc et le dos sont les
plaies du crucifié.
La poitrine succombe à travers de graves énigmes, et je meurs de ne
pas mourir et je meurs de vivre le cœur absent.
Elles m’ont parlé de l’Absente doucement
Doucement elles m’ont chanté dans l’ombre le chant de l’Absente,
comme on berce le beau bébé de sa chair brune
Mais qu’elle reviendrait, la Reine de Saba, à l’annonce des flamboyants.
De très loin la Bonne Nouvelle est annoncée par les collines, sur les
pistes ferventes par les chameliers au long cours,
Dites ! qu’elle est longue à mon cœur l’absence de l’Absente.
IV
Jeune filles aux seins debout, chantez la sève, annoncez le
printemps.
Une goutte d’eau n’est tombée depuis six mois, pas un mot
tendre et pas un bourgeon à sourire.
Rien que l’aigreur de l’Harmattan, comme les dents du trigono -
céphale
Au mieux, rien qu’un soulèvement des sables, rien qu’un
tourbillon de pruine et de pailles et de balles et d’ailes et
d’élytres
Des choses mortes sous l’aigre érosion de la raison
Rien que le Vent d’Est dans nos gorges plus que citernes au
désert
Vides. Mais cette rumeur dans nos jambes, ce surgissement de
la sève
Qui gonfle les bougeons à l’aine des jeunes hommes, réveille les
huîtres perlières sous les palétuviers…
Ecoutez jeunes filles le sang de la sève qui monte à vos gorges
debout.
Vert et vert le Printemps au clair mitan de Mai, d’un vert si tendre
ho !que c’est ravissement.
Ce n’est pas la floraison flave des cassias, les étoiles splendides des
cochlospermums
Sur le sol de ténèbres, l’intelligence du Soleil ô Circoncis !
C’est la tendresse du vert par l’or des savanes, vert et or couleurs
de l’Absente
C’est la surrection de la sève jusqu’à la nuque debout qui s’émeut.
V
Sa venue était prédite quand les palabres rougiraient les places des
villages, les boutiques des bidonvilles et les ateliers des manufactures.
Je sais que les épouses émigrent déjà chez leur mère ; les jeunes gens
arrachent aux lamarques leur part de l’indivis
Les biens publics sont vendus à l’encan, les Grands organisent leurs
femmes en pool charbon-acier
Des tentes pourpres sont dressées aux carrefours, avec des rues barrées
en sens uniques.
Luxe et licence ! … Sa venue nous était prédite quand se rassembleraient
les hirondelles. Voilà
Qu’à tire d’aile elles fuient les chaleurs de nos querelles intestines.
Puisque reverdissent nos jambes pour la danse de la moisson
Je sais qu’elle viendra la Très Bonne Nouvelle
Au solstice de Juin, comme dans l’an de la défaite et dans l’an de l’espoir.
La précèdent de longs mirages de dromadaires, graves des essences de
sa beauté.
La voilà l’Ethiopienne, fauve comme l’or mûr incorruptible comme l’or
Douce d’olive, bleu souriante de son visage fin souriante dans sa prestance
Vêtue de vert et de nuage. Parée du pentagramme.
VI
Salut de son féal à la Souriante et louange loyale.
Kôriste de sa cour et dément de son charme !... Ma gloire n’est pas sur la stèle
Ni ma voix ne sera sur pierre pétrifiée, mais voix rythmée d’une voix juste.
Qu’elle germe dans la mémoire de l’Absente qui règne sur mes horizons de
verre
Mûrisse dans la vôtre ô jeunes filles, comme la farine futile pour nourrir tout
un peuple.
Donc je nommerai les choses futiles qui fleuriront de ma nomination – mais
le nom de l’Absente est ineffable.
Ses mains d’alisés qui guérissent des fièvres
Ses paupières de fourrure et de pétales de laurier-rose
Ses cils ses sourcils secrets et purs comme des hiéroglyphes
Ses cheveux bruissants comme un feu roulant de brousse la nuit.
Tes yeux ta bouche hâ ! ton secret qui monte à la nuque…
Des choses vaines. Ce n’est pas le savoir qui nourrit ton peuple
Ce sont les mets que tu leurs sers par les mains du kôriste et par ta voix.
Woï ! donc salut à la Souriante qui donne le souffle à mes narines, et
engorge ma gorge
Salut à la Présente qui me fascine par le regard noir du mamba, tout
constellé d’or et de vert
Et je suis colombe-serpent, et sa morsure m’engourdit avec délice.
VII
Qu’ils soient néant les distraits aux yeux blancs de perle
Qu’ils soient néant les yeux et les oreilles, la tête qui ne prend racine
dans la poitrine, et bien plus bas jusqu’à la racine du ventre.
Car à quoi bon le manche sans la lame et la fleur sans le fruit ?
Mais vous ô jeunes feuilles, chantez la victoire du Lion dans l’humide
soleil de Juin
Je dis chantez le diamant qui naît des cendres de la Mort
O chantez la Présente qui nourrit le Poète du lait noir de l’amour.
Vous êtes belles jeunes filles, et vos gorges d’or jeunes feuilles par la
voix du Poète.
Les mots s’envolent et se froissent au souffle du Vent d’Est, comme les
monuments des hommes sous les bombes soufflantes
Mais le poème est lourd de lait et le cœur du Poète brûle un feu sans
poussière.
Les Ethiopiques,
Edition du Seuil, 1956
Du même auteur :
Prière de paix (13/07/2014)
Ndessé (13/07/2016)
Elégie des eaux (13/07/2017)
Chant du printemps (13/07/2018)
Chants d'ombre I (13/07/2019)
Chants pour Signare (13/07/2020)
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