Jean - Pierre Siméon (1950 - ) : Lettre à la femme aimée au sujet de la mort (I – VI)
Lettre à la femme aimée
au sujet de la mort
(I-VI)
à Véronique
I
Eloignons-nous mon amour
de la vase qui prend les pieds
non pour vivre un ailleurs
de pourpre et d’or
mais pour que l’oreille scrute
où le pas sonne juste
quand il va sur la dalle nocturne
de nos vies
nous savons depuis l’enfant
repris dans les pleurs
à ses jeux d’aveugle dans la vague
que nulle part il ne fait beau
longuement
nous n’avons qu’un ciel
le même pour la tiédeur et la flamme
le même pour la guêpe et l’ouragan
et il admet la buée fraîche du matin
sur la mort
éloignons-donc sans quitter
avec notre cœur martelé de savoir
et la mémoire bondée du désastre
éloignons-donc de nos journées mourantes
où l’on pense sans colère et sans hâte
comme on range son sommeil entre les draps
il s’agit de descendre au secret
dans les rues basses
sans plus de lumière
que l’averse
du premier jour retrouvé
comme font retour les amants
dans leurs serments de salive et de sueur
à la nuit parfaite
eau bruissant dans l’obscur
puis lourdement habillés du monde
revenons à nos pas quotidiens
avec aux lèvres la loi violente du poème
II
De quoi vit donc un paysage
et de quoi va-t-il mourir ?
Regarde : la peau de la rivière
s’éprend de tes hanches
puis tu quittes la rive
un chant de fraîcheur dans la bouche
alors oui tu t’absentes
mais un pli demeure
dans sa course vivante
n’est-ce pas mon amour que la rivière
continue avec toi
et que ce qui mourut en elle
à l’instant où tu t’éloignais en riant
ce n’était rien
une forme désormais habite
sa rumeur
l’empreinte d’un joie
qui est comme le secret que la mère pose
sur le front de l’enfant
avant qu’elle l’abandonne
aux choses de la nuit
toute vie est un paysage
tout amour sa rivière possible
et puisse être la mort
cette chemise d’eau qui glisse du bras
après la nage
et que soit la tristesse
cette lumière répandue dans l’herbe
qui fera le soir venu
un autre ciel à la mémoire
III
L’été un soir endort ton visage
il n’y aura plus de matin à la fenêtre
seul un oiseau qui ignore tout
du vol et du chant
regarde fixement posé sur ta main
peu à peu le silence
qui fut à la parole
ce que la branche est au vent
sèche et tombe
poussière déjà sur le sommeil
il s’agit alors
de sortir de tes pas de tes mots de ton visage
de ce temps qui fait corps
long amour qui tombe de la peau
comme un sable au retour de la plage
tombent aussi
le bruit et l’odeur des gestes
qui furent tantôt ton saccage
et tantôt ta beauté
l’esprit à cet l’instant
est ce qui sur un pont se penche
sans vertige
tu es à toi-même ton enfant
comme un ciel berce sa nuit
ce que tes doigts éperdument
étreignent dans le drap
c’est la joie du premier âge
et la voix ultime et douce
de ceux qui la connurent
et l’aimèrent dans tes yeux
tu sais tout cela
car souvent si souvent
tu as appris à oublier
et l’oubli est la première rive de la mort
IV
A quoi prêtes-tu l’oreille jeune femme
quand tu entres à pas secrets
dans la maison qui n’attend plus
posée comme une absence
dans l’embellie du jardin ?
un monde ici chuchote
derrière chaque porte
une histoire dédiée à l’ombre
où l’on va de chambre en chambre
et de bras en bras
quêter le peu de chaleur
jamais assez toujours trop peu
mais qui passe comme un refrain d’été
sur la lèvre
sais-tu le proverbe
qui dit que l’homme a trois oreilles ?
le cœur est la troisième
et c’est l’oreille de l’enfance
celle qui entend dans la vieille maison
les chansons et les rires d’une autre vie
comme une lumière d’étoile
affleurant à la nuit
tu entends
le front appuyé à des odeurs closes
les mains cherchant la couleur des murs
une rumeur d’arbres et de rivières
qu’on partageait à table
avec la pain pauvre
quand la place du père était vide
tu devines le cri du retour
les joies muettes
et leur disparition dans l’usure du jardin
alors tu te connais fille de la rumeur
et du retour
tu entends derrière la porte
qui reviennent vers toi
tes propres pas perdus
et tu serres les ombres
sur ta poitrine
V
Il n’y a pas de justice dis-tu
on meurt aussitôt que l’on chante
et ce qu’on aime
un jour ferme les yeux sur notre amour
comme ingénument tombe l’ombre
d’une branche
non il n’est pas de rive juste
à la vie qui avance
si sincères soient nos gestes
dans l’étreinte
dans le pli des lèvres
toute colère est murmure
et le baiser rejoindra
la page morte du poème
or tu fus celle-là
avant la trahison
qui jouait au voleur avec les vents
sous la chevelure des châtaigniers
puis dormeuse aux yeux innocents
sous l’orage
sois femme à présent les yeux droits
dans la nuit
sois sûre de ton courage
comme ceux qui vont à la mort étrangère
avec au cœur un bouquet de caresses
mais hausse tes larmes
elles sont la sève des souvenirs
et renoue avec la course de l’enfant
son cheveu léger
son pied qui vole avec l’oiseau
son souffle qui renverse les forêts
aime aime encore
sur le tranchant des jours
et dispose les biens de la terre
dans l’instant où mon front
s’incline à ton sourire
VI
Nul sermon ne nous interdira les larmes
et que même le sanglot résonne dans les rues
quand la veille s’achève auprès du mort
et que sa paupière tombe
sur le ciel qui nous vit naître
debout et forts nous pleurerons
er ce ne sera pas pour jeter sur la face
un manteau de regrets
mais parce que la nuit exige
cette clarté des larmes
comme elle voulut naguère
que tremblât sur ton sein
une main adoucie
comment souffrir sous l’air d’un coup devenu gris
sans chercher en soi
la source proche
et perdue ?
dehors la lumière glisse des doigts
et se mêle à la boue du soir
les vents quittent la chaleur des toits
pour se fondre dans le noir silencieux
une attente pressante et vaine
comme un feuillage dispersé
jusqu’à la transparence
allons c’est du dedans
où la rumeur du cœur vacille
qu’il faut tenir la paix
celle qui vient aux yeux avec les larmes
la paix la douloureuse
alors ce qui pleure
dans la cohue des gestes
c’est la vie tenue
à la pulsation du sang
là où tu souris
à jamais dissemblable
et cependant épargnée enfin
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Lettre à la femme aimée au sujet de la mort
Cheyne éditeur, 2006
Du même auteur :
« Avant que d’avancer puissamment dans la nuit… » (14/07/2014)
« Rien n’est plus beau… » (14/07/2016)
Où passent des secrets (14/07/2017)
« ma prière... » (14/07/2018)
Lettre à la femme aimée au sujet de la mort (VII – XII) (17/07/2021)
Lettre à la femme aimée au sujet de la mort (XIII – XIX) (17/07/2022)
Lettre à la femme aimée au sujet de la mort (XX – XXV) (17/07/2023)
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