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Le bar à poèmes
14 juillet 2015

Jean - Pierre Siméon (1950 - ) : Lettre à la femme aimée au sujet de la mort (I – VI)


 

220px-Jean-Pierre_Siméon_-_Cheyne_-_août_2011[1]

Lettre à la femme aimée

au sujet de la mort

(I-VI)

à Véronique

 

I

Eloignons-nous mon amour

de la vase qui prend les pieds

non pour vivre un ailleurs

de pourpre et d’or

mais pour que l’oreille scrute

où le pas sonne juste

quand il va sur la dalle nocturne

de nos vies

 

nous savons depuis l’enfant

repris dans les pleurs

à ses jeux d’aveugle dans la vague

que nulle part il ne fait beau

longuement

 

nous n’avons qu’un ciel

le même pour la tiédeur et la flamme

le même pour la guêpe et l’ouragan

et il admet la buée fraîche du matin

sur la mort

 

éloignons-donc sans quitter

avec notre cœur martelé de savoir

et la mémoire bondée du désastre

éloignons-donc de nos journées mourantes

où l’on pense sans colère et sans hâte

comme on range son sommeil entre les draps

 

il s’agit de descendre au secret

dans les rues basses

sans plus de lumière

que l’averse

du premier jour retrouvé

comme font retour les amants

dans leurs serments de salive et de sueur

à la nuit parfaite

eau bruissant dans l’obscur

 

puis lourdement habillés du monde

revenons à nos pas quotidiens

avec aux lèvres la loi violente du poème

 

II

De quoi vit donc un paysage

et de quoi va-t-il mourir ?

Regarde : la peau de la rivière

s’éprend de tes hanches

puis tu quittes la rive

un chant de fraîcheur dans la bouche

 

alors oui tu t’absentes

mais un pli demeure

dans sa course vivante

 

n’est-ce pas mon amour que la rivière

continue avec toi

et que ce qui mourut en elle

à l’instant où tu t’éloignais en riant

ce n’était rien

 

une forme désormais habite

sa rumeur

l’empreinte d’un joie

qui est comme le secret que la mère pose

sur le front de l’enfant

avant qu’elle l’abandonne

aux choses de la nuit

 

toute vie est un paysage

tout amour sa rivière possible

et puisse être la mort

cette chemise d’eau qui glisse du bras

après la nage

et que soit la tristesse

cette lumière répandue dans l’herbe

qui fera le soir venu

un autre ciel à la mémoire

 

III

 

L’été un soir endort ton visage

il n’y aura plus de matin à la fenêtre

 

seul un oiseau qui ignore tout

du vol et du chant

regarde fixement posé sur ta main

 

peu à peu le silence

qui fut à la parole

ce que la branche est au vent

sèche et tombe

poussière déjà sur le sommeil

 

il s’agit alors

de sortir de tes pas de tes mots de ton visage

de ce temps qui fait corps

 

long amour qui tombe de la peau

comme un sable au retour de la plage

tombent aussi

le bruit et l’odeur des gestes

qui furent tantôt ton saccage

et tantôt ta beauté

 

l’esprit à cet l’instant

est ce qui sur un pont se penche

sans vertige

 

tu es à toi-même ton enfant

comme un ciel berce sa nuit

ce que tes doigts éperdument

étreignent dans le drap

c’est la joie du premier âge

et la voix ultime et douce

de ceux qui la connurent

et l’aimèrent dans tes yeux

 

tu sais tout cela

car souvent si souvent

tu as appris à oublier

et l’oubli est la première rive de la mort

 

IV

A quoi prêtes-tu l’oreille jeune femme

quand tu entres à pas secrets

dans la maison qui n’attend plus

posée comme une absence

dans l’embellie du jardin ?

 

un monde ici chuchote

derrière chaque porte

une histoire dédiée à l’ombre

où l’on va de chambre en chambre

et de bras en bras

quêter le peu de chaleur

jamais assez toujours trop peu

mais qui passe comme un refrain d’été

sur la lèvre

 

sais-tu le proverbe

qui dit que l’homme a trois oreilles ?

le cœur est la troisième

et c’est l’oreille de l’enfance

celle qui entend dans la vieille maison

les chansons et les rires d’une autre vie

comme une lumière d’étoile

affleurant à la nuit

 

tu entends

le front appuyé à des odeurs closes

les mains cherchant la couleur des murs

une rumeur d’arbres et de rivières

qu’on partageait à table

avec la pain pauvre

quand la place du père était vide

 

tu devines le cri du retour

les joies muettes

et leur disparition dans l’usure du jardin

 

alors tu te connais fille de la rumeur

et du retour

 

tu entends derrière la porte

qui reviennent vers toi

tes propres pas perdus

et tu serres les ombres

sur ta poitrine

 

V

Il n’y a pas de justice dis-tu

on meurt aussitôt que l’on chante

et ce qu’on aime

un jour ferme les yeux sur notre amour

comme ingénument tombe l’ombre

d’une branche

 

non il n’est pas de rive juste

à la vie qui avance

si sincères soient nos gestes

dans l’étreinte

 

dans le pli des lèvres

toute colère est murmure

et le baiser rejoindra

la page morte du poème

 

or tu fus celle-là

avant la trahison

qui jouait au voleur avec les vents

sous la chevelure des châtaigniers

puis dormeuse aux yeux innocents

sous l’orage

 

sois femme à présent les yeux droits

dans la nuit

sois sûre de ton courage

comme ceux qui vont à la mort étrangère

avec au cœur un bouquet de caresses

 

mais hausse tes larmes

elles sont la sève des souvenirs

et renoue avec la course de l’enfant

son cheveu léger

son pied qui vole avec l’oiseau

son souffle qui renverse les forêts

 

aime aime encore

sur le tranchant des jours

et dispose les biens de la terre

dans l’instant où mon front

s’incline à ton sourire

 

VI

Nul sermon ne nous interdira les larmes

et que même le sanglot résonne dans les rues

quand la veille s’achève auprès du mort

et que sa paupière tombe

sur le ciel qui nous vit naître

 

debout et forts nous pleurerons

er ce ne sera pas pour jeter sur la face

un manteau de regrets

mais parce que la nuit exige

cette clarté des larmes

comme elle voulut naguère

que tremblât sur ton sein

une main adoucie

 

comment souffrir sous l’air d’un coup devenu gris

sans chercher en soi

la source proche

et perdue ?

 

dehors la lumière glisse des doigts

et se mêle à la boue du soir

les vents quittent la chaleur des toits

pour se fondre dans le noir silencieux

 

une attente pressante et vaine

comme un feuillage dispersé

jusqu’à la transparence

 

allons c’est du dedans

où la rumeur du cœur vacille

qu’il faut tenir la paix

celle qui vient aux yeux avec les larmes

la paix la douloureuse

 

alors ce qui pleure

dans la cohue des gestes

c’est la vie tenue

à la pulsation du sang

 

là où tu souris

à jamais dissemblable

et cependant épargnée enfin

................................................................

 

 

Lettre à la femme aimée au sujet de la mort

Cheyne éditeur, 2006 

Du même auteur :

« Avant que d’avancer puissamment dans la nuit… » (14/07/2014)

« Rien n’est plus beau… » (14/07/2016)

Où passent des secrets (14/07/2017)

« ma prière... » (14/07/2018)

Lettre à la femme aimée au sujet de la mort (VII – XII) (17/07/2021) 

Lettre à la femme aimée au sujet de la mort (XIII – XIX) (17/07/2022) 

Lettre à la femme aimée au sujet de la mort (XX – XXV) (17/07/2023)

 

 

 

 

Commentaires
B
Superbe, ce texte...
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