Mang Ke - 芒克 (1951 - ) : Le temps sans le temps
Le temps sans le temps
Section II
1
L’ouragan sur la falaise a passé
affûtant ses couteaux
un bruit sourd
la nuit lourde s’abat
seule visible
cette grande chose écorchée
éventrée
puis un morceau de chair rouge
qui roule…
le soleil vient de naître
mais sa lumière usée déjà
traîne sur la terre, courbée sur un bâton
2
Tiré de l’eau du rêve je grimpe sur la rive
mon corps épuisé ruisselle
dis-moi : que faut-il faire aujourd’hui ?
je voudrais tant dormir, dormir encore
laissons nos reins s’enlacer
mon corps épuisé ruisselle
fils du tonnerre ronflant sans trêve
sans doute as-tu rêvé
de la harpe de mer
aux sons mélodieux
je voudrais tant dormir, dormir encore
ne reste pas devant moi
nombril béant
seins écarquillés.
(…)
Section III
(…)
Pleure, mais pleure donc !
Peu m’importe de me noyer en ton sein
tôt ou tard il me faudra fermer les yeux
les herbes folles de mes cils
n’obstrueront plus que deux puits asséchés
puis je m’effacerais sans bruit
si je ne suis pas réduit en cendres
j’attendrai le jour
où mes os blanchis
seront recrachés par l’énorme bouche de glaise.
(…)
Section IV
(…)
Une heure écoulée
une heure traînée à pas de tortue
nous n’avons rien dit
nous n’avons rien à dire
langage de la chair
bruits perçants
voilà notre complicité
nos corps roulent dans leurs flots
tes jambes indiquent minuit
tes bras comme des chandeliers
portent dix bougies non allumées
ton regard
rampe comme un serpent
allonge une langue de lueurs
notre complicité
la nuit transpire
la nuit dans tes yeux
devient si minuscule
les étoiles de tes yeux
glissent dans tes larmes
gouttent au creux de ma paume
ma main s’emplit d’étoiles
et si je serre le poing
j’entends leur crépitement.
(…)
Section IX
A mon réveil la chambre est silence
j’entends le balancier de ton cœur
battre sa mesure
il ne fait pas jour encore
combien de temps nous sépare de l’aurore ?
Je ne vois pas la fin de la nuit
à mon réveil je pense au temps
à nous au cœur du temps
nous qui sommes aussi du temps
comme l’eau de la mer au cœur de l’océan d’un noir d’encre
nous sommes du temps au cœur du temps
sommes du temps errant
vers une destination inconnue
je ne peux plus définir
notre position
je ne peux plus définir une direction
nous sommes du temps errant
toutes directions ramenées à une seule
toutes directions devenues encore notre destination
nous avançons
à reculons
notre mouvement
est immobile
grains de sable
dans l’immense désert
nous sommes du temps au cœur du temps
le balancier de ton cœur
continue de battre sa mesure
quel temps ordonne-t-il ?
je l’ignore
mais sur ton visage je peux lire
la direction des aiguilles
elles tournent sur ton corps
comme un buffle tire la charrue
elles tracent les sillons du temps
ta respiration se fait pressée
le bruit qui sort de ta bouche est monotone et long
tu dois bien avoir quelque sensation
éprouver ta propre sensation
quel temps est celui de ton cœur ?
Je l’ignore
mais l’entends le balancier de ton cœur
battre sa mesure
dans l’obscurité
nous sommes du temps au cœur du temps
Il ne fait pas jour encore
combien de temps nous sépare de l’aurore ?
la nuit est immense
à quelle distance sommes-nous du jour ?
nous qui sommes aussi du temps
le balancier de ton cœur bat sa mesure.
Section XIII
1
Les fruits de mon cerveau font ployer les branches
le vent d’automne foule à nouveau les champs de mon cœur
le vert se change en or
je suis entré déjà
dans une autre saison
je récolte la vieillesse
2
dans le passé
ensemble nous avons semé l’amour
la terre de ton corps s’embrasait
souvent au-dessus de toi
je dispensai des averses de pluie printanière
la pluie lubrifiait notre bonheur
3
Combien de nuits
mes yeux t’ont-ils illuminée
illuminé ta peau d’une blancheur nacrée
quand même l’ouragan cette horde de loups
hurlait à la fenêtre
nous n’avons pas cédé à la peur
combien de nuits
m’as-tu laissé sentir le parfum de ton corps
m’as-tu laissé voir ta bouche
bouton de fleur éclos au clair de lune
4
souvent il me semblait
être un bateau
qui flottait sur tes eaux
il tanguait de toute sa coque
brisant ta sérénité
tu soulevais des vagues
qui venaient heurter les flanc de mon bateau
faisant jaillir l’écume de tous côtés.
je reposais entre tes bras
comme en un jardin
5
mais les jours de bonheur
ont été hachés menu
séparations, retrouvailles, tristesse et joie
je me souviens qu’en ce temps-là
l’humanité empêchée avait cédé la place aux démons
née sur terre tu gardais les yeux tournés vers le ciel
tu avais une bouche mais ne pouvais parler
tu avais des yeux mais ne pouvais voir
tu avais des jambes mais ne pouvait marcher
il te fallut renier toute sensibilité
attentifs nous vivions au jour le jour
et pourtant nous nous rencontrions par hasard
alors je pouvais lire tant de choses sur ton visage
6
Les gens toujours affluent vers le seuil de l’espoir
entrent sortent mouvement incessant
je me souviens : ce jour-là j’attendais à la porte
enfin tu es sortie
ta jeunesse me parut si chétive
ensemble nous avons marché côte à côte
veufs de tout espoir
mais non désespérés.
7
une fois il t’est poussé de nouveaux germes
une fois tu as foisonné de verdure
une fois tu t’es couvert de feuilles mortes
que le grand vent d’un coup a balayées
ta vie fut faite de flux et de reflux
ta demeure ne fut pas la crête
tu sombras au creux de la vague
mais toujours tu es resté ton plus fidèle défenseur
toujours tu seras de toi-même l’éternel amant
Section XVI
(…)
La porte de mes rêves ne s’ouvrira plus
la fosse de ma pensée déjà se scelle
je prends congé de moi-même
sans regrets
séparé de moi je n’aurai plus rien
je m’achève
cela qui s’achève c’est moi
la mort sur moi ne trouvera rien
1987
Traduit du chinois par Chantal Chen-Andro
In, "Le Ciel en fuite. Anthologie de la nouvelle poésie chinoise"
Editions Circé, 2004
Du même auteur :
Poème de l’offrande à l’automne (20/02/2016)
Vent à fleur d’eau (20/02/2017)
Crépuscule (20/02/2018)
Terre gelée (20/02/2019)
Sur la neige bleue (20/02/2020)
Le doux rêve est repos éternel (20/02/2021)