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Le bar à poèmes
20 février 2015

Mang Ke - 芒克 (1951 - ) : Le temps sans le temps

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Le temps sans le temps

 

 

 

Section II

 

1

 

L’ouragan sur la falaise a passé 

affûtant ses couteaux 

un bruit sourd 

la nuit lourde s’abat 

seule visible 

cette grande chose écorchée 

éventrée

puis un morceau de chair rouge 

qui roule… 

le soleil vient de naître 

mais sa lumière usée déjà 

traîne sur la terre, courbée sur un bâton 

2

 

Tiré de l’eau du rêve je grimpe sur la rive 

mon corps épuisé ruisselle 

dis-moi : que faut-il faire aujourd’hui ? 

je voudrais tant dormir, dormir encore 

laissons nos reins s’enlacer 

mon corps épuisé ruisselle 

fils du tonnerre ronflant sans trêve 

sans doute as-tu rêvé 

de la harpe de mer 

aux sons mélodieux 

je voudrais tant dormir, dormir encore 

ne reste pas devant moi 

nombril béant 

seins écarquillés. 

(…) 

 

 

Section III 

 

(…)

 

Pleure, mais pleure donc ! 

Peu m’importe de me noyer en ton sein 

tôt ou tard il me faudra fermer les yeux 

les herbes folles de mes cils 

n’obstrueront plus que deux puits asséchés 

puis je m’effacerais sans bruit 

si je ne suis pas réduit en cendres 

j’attendrai le jour 

où mes os blanchis 

seront recrachés par l’énorme bouche de glaise. 

(…) 

 

Section IV 

 

(…)

 

Une heure écoulée 

une heure traînée à pas de tortue 

nous n’avons rien dit 

nous n’avons rien à dire 

langage de la chair 

bruits perçants 

voilà notre complicité 

nos corps roulent dans leurs flots 

tes jambes indiquent minuit 

tes bras comme des chandeliers 

portent dix bougies non allumées 

ton regard 

rampe comme un serpent 

allonge une langue de lueurs 

notre complicité 

la nuit transpire 

 

la nuit dans tes yeux 

devient si minuscule 

les étoiles de tes yeux 

glissent dans tes larmes 

gouttent au creux de ma paume 

ma main s’emplit d’étoiles 

et si je serre le poing 

j’entends leur crépitement. 

 

(…) 

 

Section IX                                  

 

A mon réveil la chambre est silence

j’entends le balancier de ton cœur

battre sa mesure

il ne fait pas jour encore

combien de temps nous sépare de l’aurore ?

Je ne vois pas la fin de la nuit

à mon réveil je pense au temps

à nous au cœur du temps

nous qui sommes aussi du temps

comme l’eau de la mer au cœur de l’océan d’un noir d’encre

nous sommes du temps au cœur du temps

sommes du temps errant

vers une destination inconnue

je ne peux plus définir

notre position

je ne peux plus définir une direction

nous sommes du temps errant

toutes directions ramenées à une seule

toutes directions devenues encore notre destination

nous avançons

à reculons

notre mouvement

est immobile

grains de sable

dans l’immense désert

nous sommes du temps au cœur du temps

 

le balancier de ton cœur

continue de battre sa mesure

quel temps ordonne-t-il ?

je l’ignore

mais sur ton visage je peux lire

la direction des aiguilles

elles tournent sur ton corps

comme un buffle tire la charrue

elles tracent les sillons du temps

ta respiration se fait pressée

le bruit qui sort de ta bouche est monotone et long

tu dois bien avoir quelque sensation

éprouver ta propre sensation

quel temps est celui de ton cœur ?

Je l’ignore

mais l’entends le balancier de ton cœur

battre sa mesure

dans l’obscurité

nous sommes du temps au cœur du temps

 

Il ne fait pas jour encore

combien de temps nous sépare de l’aurore ?

la nuit est immense

à quelle distance sommes-nous du jour ?

nous qui sommes aussi du temps

le balancier de ton cœur bat sa mesure.

 

 

 

Section XIII 

 

1

 

Les fruits de mon cerveau font ployer les branches 

le vent d’automne foule à nouveau les champs de mon cœur 

le vert se change en or 

je suis entré déjà 

dans une autre saison 

je récolte la vieillesse 

 

2 

dans le passé 

ensemble nous avons semé l’amour 

la terre de ton corps s’embrasait 

souvent au-dessus de toi 

je dispensai des averses de pluie printanière 

la pluie lubrifiait notre bonheur 

 

3 

Combien de nuits 

mes yeux t’ont-ils illuminée 

illuminé ta peau d’une blancheur nacrée 

quand même l’ouragan cette horde de loups 

hurlait à la fenêtre 

nous n’avons pas cédé à la peur 

combien de nuits 

m’as-tu laissé sentir le parfum de ton corps 

m’as-tu laissé voir ta bouche 

bouton de fleur éclos au clair de lune 

 

4 

souvent il me semblait 

être un bateau 

qui flottait sur tes eaux 

il tanguait de toute sa coque 

brisant ta sérénité 

tu soulevais des vagues 

qui venaient heurter les flanc de mon bateau 

faisant jaillir l’écume de tous côtés.

 je reposais entre tes bras 

comme en un jardin 

 

5 

mais les jours de bonheur 

ont été hachés menu 

séparations, retrouvailles, tristesse et joie 

je me souviens qu’en ce temps-là 

l’humanité empêchée avait cédé la place aux démons 

née sur terre tu gardais les yeux tournés vers le ciel 

tu avais une bouche mais ne pouvais parler 

tu avais des yeux mais ne pouvais voir 

tu avais des jambes mais ne pouvait marcher 

il te fallut renier toute sensibilité 

attentifs nous vivions au jour le jour 

et pourtant nous nous rencontrions par hasard                                  

alors je pouvais lire tant de choses sur ton visage 

 

6 

Les gens toujours affluent vers le seuil de l’espoir 

entrent sortent mouvement incessant 

je me souviens : ce jour-là j’attendais à la porte

 enfin tu es sortie 

ta jeunesse me parut si chétive 

ensemble nous avons marché côte à côte 

veufs de tout espoir 

mais non désespérés. 

 

7 

une fois il t’est poussé de nouveaux germes 

une fois tu as foisonné de verdure 

une fois tu t’es couvert de feuilles mortes 

que le grand vent d’un coup a balayées 

ta vie fut faite de flux et de reflux 

ta demeure ne fut pas la crête 

tu sombras au creux de la vague 

mais toujours tu es resté ton plus fidèle défenseur 

toujours tu seras de toi-même l’éternel amant  

 

 

Section XVI  

 

(…) 

 

La porte de mes rêves ne s’ouvrira plus 

la fosse de ma pensée déjà se scelle 

je prends congé de moi-même 

sans regrets 

séparé de moi je n’aurai plus rien 

je m’achève 

cela qui s’achève c’est moi 

la mort sur moi ne trouvera rien  

1987 

 

Traduit du chinois par Chantal Chen-Andro

In, "Le Ciel en fuite. Anthologie de la nouvelle poésie chinoise"

Editions Circé, 2004

 

 


 

Du même auteur :

Poème de l’offrande à l’automne (20/02/2016)

Vent à fleur d’eau (20/02/2017)

Crépuscule (20/02/2018)

Terre gelée (20/02/2019)

Sur la neige bleue (20/02/2020) 

Le doux rêve est repos éternel (20/02/2021) 

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