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Le bar à poèmes
27 octobre 2014

Nicolás Guillén (1901 - 1990) : West Indies Ltd

Nicola1[1]

 

West Indies Ltd

 

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IV

La faim s’avance sous les arcades

remplies de têtes jaunes

et de corps de fantômes ;

elle séjourne sur les chaises

des squares municipaux

ou elle grouille en plein soleil,

en pleine lune,

cherchant l’alcool problématique

qui aveugle et fait oublier,

mais que ne vend nulle taverne.

Faim des Antilles,

douleur des Indes Occidentales ingénues !

 

Nuits que hantent les prostituées

bars ou s’entassent les marins ;

ô carrefour de cent chemins

pour les bandits, les boucaniers.

Caves de vendeurs de morphine,

de cocaïne et d’héroïne.

Cabarets pour tromper l’ennui

Par le réconfort illusoire

d’une bouteille de champagne

à laquelle on prête confiance

- arzénobenzol d’allégresse

pour syphilis sentimentale.

Désir de percer l’avenir

et de tirer du plus profond de ses entrailles,

concrète, une formule

d’existence.

Fureur des pirates en frac

qui imitant Sorrès ou « l’Olonnais »,

s’irrite devant la misère

er se dissipe à coups de pieds.

Dramatique aveuglement de la troupe

qui a toujours son fusil prêt

à tirer sur celui qui proteste ou qui siffle

lorsque le pain est dur ou trop claire la soupe !

 

V

Cinq minutes d’interruption. L’orchestre de Juan et Barbero joue un son

Pour trouver notre subsistance

il faut travailler sans repos ;

pour trouver notre subsistance

il faut travailler sans repos :

Plutôt que de courber le dos

mieux vaut que tu courbes la tête.

 

De la canne on tire le sucre

le sucre à sucrer le café ;

de la canne on tire le sucre

le sucre à sucrer le café ;

ce quelle sucre me paraît

plutôt sucré avec du fiel.

 

Je n’ai pas de foyer

ni de femme à aimer ;

je n’ai pas de foyer

ni de femme à aimer ;

tous les chiens aboient après moi

et personne ne me vouvoie.

 

Les hommes lorsqu’ils sont des hommes

se doivent d’avoir un couteau ;

les hommes lorsqu’ils sont des hommes

se doivent d’avoir un couteau ;

je fus un homme et je l’ai porté

mais au bagne je l’ai laissé !

 

Si je mourais à l’instant même,

si je mourais à l’instant même,

si je mourais à l’instant même,

oh ! quelle joie mère j’aurais !

 

Aie ! je te donnerai, je te donnerai,

je te donnerai, je te donnerai,

Aie ! je te donnerai

La liberté !

VI

West Indies ! West Indies ! West Indies !

Voici le people hirsute,

cuivré, multicéphale, ou serpente la vie

avec sa peau que craquelle une fange sèche.

Voici le bagne

où chaque homme a des chaines aux pieds.

Voici le siège ridicule des trusts and companies.

Voici le lac d’asphalte et les mines de fer,

les plantations de café,

les ports docks et les ferry boats et les ten cents

Voici le peuple du all right,

où tout va mal ;

voici le peuple du very well,

Ou nul n’est bien.

 

Voici aussi ceux qui servent Mr Babbitt.

Ceux qui envoient leurs fils étudier à West Point.

Voici aussi ceux qui hurlent : hello, baby.

et qui fument des « Chestrfield », des « Lucky Strike ».

Les voici ceux qui viennent danser le fox trot,

et voici les boys du jazz band,

les  estivants de Miami et de Palm Beach.

Les voici ceux qui commandent : bread and butter,

coffee and milk.

 

Et voici l’affreuse jeunesse syphilitique

fumeuse d’opium et de marijuana,

qui étale à tous les regards ses spirochètes

et porte costume nouveau chaque semaine.

 

La voici donc toute la fleur de Port-au-Prince,

toute l’élite de Kingston, tout le high life de La Havane…

Mais les voici aussi, ceux qui rament parmi les larmes,

Ô dramatiques galériens, ô dramatiques galériens !

Les voici ceux,

ceux qui travaillent parmi un faisceau d’éclairs

la pierre dur où lentement se crispe

la poigne d’un titan. Ceux qui enflamment l’étincelle

rouge, sur la campagne desséchée.

Ceux qui crient : « Nous voici ! » et auxquels l’écho d’autres voix

répond : « Nous voici ! » Ceux qui en un sauvage tumulte

sentent battre en leur sang des syllabes d’insulte. 

 

Que faire avec eux s’ils travaillent

au milieu de faisceaux d’éclairs ?

Les voici ceux qui coude à coude

risquent tout ; et qui donnent tout

de leurs mains généreuses ;

les voici ceux qui fraternisent

avec le Noir qui, le front penché sur la tranché sombre

et profonde, se change en pure sueur,

et avec le Blanc, qui sait que la chair est argile mauvaise

lorsque le fouet la blesse, et pire argile encore

humiliée sous la botte, parce qu’alors s’élève

la voix, qui dans la gorge est comme un tonnerre brutal.

Les voici ceux qui rêvent éveillés,

ceux qui luttent dans le fond de la mine

et qui écoutent la voix

que prennent pour hurler les vivants et les morts.

Les voici, les illuminés,

les parias inconnus,

les humiliés,

les délaissés,

les oubliés,

les va-nu-pieds,

les enchaînés,

et les transis,

ceux qui devant le mauser crient : « Frères soldats ! »

et qui roulent blessés,

un filet rouge sur leurs lèvres violettes !

(Que le tumulte poursuive sa marche !

Que flottent les drapeaux barbares,

et que s’enflamment les drapeaux

sur le tumulte !)

 

VII

Cinq minutes d’interruption. L’orchestre de Juan et Barbero joue un son

- On me tue si je ne travaille,

et si je travaille, on me tue ;

toujours on me tue, on mer tue,

toujours on me tue.

 

Hier j’ai vu un homme : il regardait,

il regardait le soleil qui naissait ;

hier j’ai vu un homme : il regardait,

il regardait le soleil qui naissait :

mais l’homme restait très sérieux,

l’homme, car il ne voyait pas.

Aïe !

les aveugles vivent sans voir

le soleil lorsqu’il naît,

le soleil lorsqu’il naît,

le soleil lorsqu’il naît !

 

Hier j’ai vu un enfant : il jouait,

à qui tuer un autre enfant ;

hier j’ai vu un enfant : il jouait,

à qui tuer un autre enfant :

il est des enfants qui ressemblent

à leurs aînés lorsqu’ils travaillent.

Qui leur dira, une fois grands,

que les hommes ne sont pas des enfants,

pas des enfants,

pas des enfants,

pas des enfants !

 

On me tue si je ne travaille,

et si je travaille, on me tue ;

toujours on me tue, on mer tue,

toujours on me tue.

 

VIII

Un feu très haut tranche de ses couteaux

la nuit. Les palmes, innocentes,

de leurs voix jaunes parlent

colliers, soieries, pendants d’oreilles.

Un nègre accroupi grille son café.

On incendie une baraque.

Des vents soufflent, indépendants

Un croiseur de l’Union Américaine

passe. Et passe un autre croiseur,

souillant l’eau ingénue de quilles ambitieuses,

petites-filles de celles du vieux Drake, le flibustier.

Lentement, une main de pierre

se referme en un poing vengeur.

Un son clair et vivant d’espoir

éclate sur la terre et l’océan.

Le soleil parle de forêts aux graines vertes…

West Indies, en anglais. En espagnol :

las Antillas.

 

(Ceci fut écrit par Nicolas Guillén, Antillais, en l’an mil neuf cent trente-quatre)

 

Traduit de l’espagnol par Claude Couffon,

In, NicolásGuillén « Le chant de Cuba, poèmes 1930 – 1972 »,

Editions Pierre Belfond, 1984

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