Nicolás Guillén (1901 - 1990) : West Indies Ltd
West Indies Ltd
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IV
La faim s’avance sous les arcades
remplies de têtes jaunes
et de corps de fantômes ;
elle séjourne sur les chaises
des squares municipaux
ou elle grouille en plein soleil,
en pleine lune,
cherchant l’alcool problématique
qui aveugle et fait oublier,
mais que ne vend nulle taverne.
Faim des Antilles,
douleur des Indes Occidentales ingénues !
Nuits que hantent les prostituées
bars ou s’entassent les marins ;
ô carrefour de cent chemins
pour les bandits, les boucaniers.
Caves de vendeurs de morphine,
de cocaïne et d’héroïne.
Cabarets pour tromper l’ennui
Par le réconfort illusoire
d’une bouteille de champagne
à laquelle on prête confiance
- arzénobenzol d’allégresse
pour syphilis sentimentale.
Désir de percer l’avenir
et de tirer du plus profond de ses entrailles,
concrète, une formule
d’existence.
Fureur des pirates en frac
qui imitant Sorrès ou « l’Olonnais »,
s’irrite devant la misère
er se dissipe à coups de pieds.
Dramatique aveuglement de la troupe
qui a toujours son fusil prêt
à tirer sur celui qui proteste ou qui siffle
lorsque le pain est dur ou trop claire la soupe !
V
Cinq minutes d’interruption. L’orchestre de Juan et Barbero joue un son
Pour trouver notre subsistance
il faut travailler sans repos ;
pour trouver notre subsistance
il faut travailler sans repos :
Plutôt que de courber le dos
mieux vaut que tu courbes la tête.
De la canne on tire le sucre
le sucre à sucrer le café ;
de la canne on tire le sucre
le sucre à sucrer le café ;
ce quelle sucre me paraît
plutôt sucré avec du fiel.
Je n’ai pas de foyer
ni de femme à aimer ;
je n’ai pas de foyer
ni de femme à aimer ;
tous les chiens aboient après moi
et personne ne me vouvoie.
Les hommes lorsqu’ils sont des hommes
se doivent d’avoir un couteau ;
les hommes lorsqu’ils sont des hommes
se doivent d’avoir un couteau ;
je fus un homme et je l’ai porté
mais au bagne je l’ai laissé !
Si je mourais à l’instant même,
si je mourais à l’instant même,
si je mourais à l’instant même,
oh ! quelle joie mère j’aurais !
Aie ! je te donnerai, je te donnerai,
je te donnerai, je te donnerai,
Aie ! je te donnerai
La liberté !
VI
West Indies ! West Indies ! West Indies !
Voici le people hirsute,
cuivré, multicéphale, ou serpente la vie
avec sa peau que craquelle une fange sèche.
Voici le bagne
où chaque homme a des chaines aux pieds.
Voici le siège ridicule des trusts and companies.
Voici le lac d’asphalte et les mines de fer,
les plantations de café,
les ports docks et les ferry boats et les ten cents…
Voici le peuple du all right,
où tout va mal ;
voici le peuple du very well,
Ou nul n’est bien.
Voici aussi ceux qui servent Mr Babbitt.
Ceux qui envoient leurs fils étudier à West Point.
Voici aussi ceux qui hurlent : hello, baby.
et qui fument des « Chestrfield », des « Lucky Strike ».
Les voici ceux qui viennent danser le fox trot,
et voici les boys du jazz band,
les estivants de Miami et de Palm Beach.
Les voici ceux qui commandent : bread and butter,
coffee and milk.
Et voici l’affreuse jeunesse syphilitique
fumeuse d’opium et de marijuana,
qui étale à tous les regards ses spirochètes
et porte costume nouveau chaque semaine.
La voici donc toute la fleur de Port-au-Prince,
toute l’élite de Kingston, tout le high life de La Havane…
Mais les voici aussi, ceux qui rament parmi les larmes,
Ô dramatiques galériens, ô dramatiques galériens !
Les voici ceux,
ceux qui travaillent parmi un faisceau d’éclairs
la pierre dur où lentement se crispe
la poigne d’un titan. Ceux qui enflamment l’étincelle
rouge, sur la campagne desséchée.
Ceux qui crient : « Nous voici ! » et auxquels l’écho d’autres voix
répond : « Nous voici ! » Ceux qui en un sauvage tumulte
sentent battre en leur sang des syllabes d’insulte.
Que faire avec eux s’ils travaillent
au milieu de faisceaux d’éclairs ?
Les voici ceux qui coude à coude
risquent tout ; et qui donnent tout
de leurs mains généreuses ;
les voici ceux qui fraternisent
avec le Noir qui, le front penché sur la tranché sombre
et profonde, se change en pure sueur,
et avec le Blanc, qui sait que la chair est argile mauvaise
lorsque le fouet la blesse, et pire argile encore
humiliée sous la botte, parce qu’alors s’élève
la voix, qui dans la gorge est comme un tonnerre brutal.
Les voici ceux qui rêvent éveillés,
ceux qui luttent dans le fond de la mine
et qui écoutent la voix
que prennent pour hurler les vivants et les morts.
Les voici, les illuminés,
les parias inconnus,
les humiliés,
les délaissés,
les oubliés,
les va-nu-pieds,
les enchaînés,
et les transis,
ceux qui devant le mauser crient : « Frères soldats ! »
et qui roulent blessés,
un filet rouge sur leurs lèvres violettes !
(Que le tumulte poursuive sa marche !
Que flottent les drapeaux barbares,
et que s’enflamment les drapeaux
sur le tumulte !)
VII
Cinq minutes d’interruption. L’orchestre de Juan et Barbero joue un son
- On me tue si je ne travaille,
et si je travaille, on me tue ;
toujours on me tue, on mer tue,
toujours on me tue.
Hier j’ai vu un homme : il regardait,
il regardait le soleil qui naissait ;
hier j’ai vu un homme : il regardait,
il regardait le soleil qui naissait :
mais l’homme restait très sérieux,
l’homme, car il ne voyait pas.
Aïe !
les aveugles vivent sans voir
le soleil lorsqu’il naît,
le soleil lorsqu’il naît,
le soleil lorsqu’il naît !
Hier j’ai vu un enfant : il jouait,
à qui tuer un autre enfant ;
hier j’ai vu un enfant : il jouait,
à qui tuer un autre enfant :
il est des enfants qui ressemblent
à leurs aînés lorsqu’ils travaillent.
Qui leur dira, une fois grands,
que les hommes ne sont pas des enfants,
pas des enfants,
pas des enfants,
pas des enfants !
On me tue si je ne travaille,
et si je travaille, on me tue ;
toujours on me tue, on mer tue,
toujours on me tue.
VIII
Un feu très haut tranche de ses couteaux
la nuit. Les palmes, innocentes,
de leurs voix jaunes parlent
colliers, soieries, pendants d’oreilles.
Un nègre accroupi grille son café.
On incendie une baraque.
Des vents soufflent, indépendants
Un croiseur de l’Union Américaine
passe. Et passe un autre croiseur,
souillant l’eau ingénue de quilles ambitieuses,
petites-filles de celles du vieux Drake, le flibustier.
Lentement, une main de pierre
se referme en un poing vengeur.
Un son clair et vivant d’espoir
éclate sur la terre et l’océan.
Le soleil parle de forêts aux graines vertes…
West Indies, en anglais. En espagnol :
las Antillas.
(Ceci fut écrit par Nicolas Guillén, Antillais, en l’an mil neuf cent trente-quatre)
Traduit de l’espagnol par Claude Couffon,
In, NicolásGuillén « Le chant de Cuba, poèmes 1930 – 1972 »,
Editions Pierre Belfond, 1984