Richard Rognet (1942 - ) : « Tu t’assieds avec moi… »
1
Tu t’assieds avec moi sur un banc de la gare, muets
nous regardons les montagnes où le soir glisse
et choisit de venir à nous comme une onde légère,
nous prononçons en nous, seulement en nous,
les mots qu’il faudrait dire
et qui nous font vivre, même si nous savons
qu’ils creusent encore plus fort l’absence
qui prends corps entre nous, tandis que résonne
dans la bousculade des ferrailles remuées
la voix précise des ouvriers qui chargent
bennes et camions, et qui de temps en temps,
pour s’amuser, chahutent, s’esclaffent, parlent
pour ne rien dire, pour tout dire plutôt,
si j’en crois les vaines questions qui m’oppriment
et qui certainement t’oppriment aussi.
Qui s’éloigne en nous dans cette lumière qui baisse ?
Qui de toi met bon ordre à ce qui m’échappe ?
Qui en moi se replie comme un regard abattu ?
La vie a beau vibrer autour de nous,
les bruits qui nous parviennent nourrissent la distance
qui s’impose entre nous, alors que tes doigts nerveux
cherchent à passer sur ma main
et qu’un moineau sautille
autour du banc, piquant miettes de pain
et miettes de souvenirs, piquant toutes les miettes
que d’autres voyageurs, comme nous,
ont laissé choir de leur reflet.
Les montagnes entreront bientôt dans la nuit,
les trains seront partis, personne pour rester
et caresser le vide qui nous sépare, personne
pour sourire, personne qui dirait bonsoir simplement,
laissant ce mot se blottir entre nous,
personne, non, personne, juste le grincement
d’un fil de grue qui se balance, juste le choc
de nos deux silences dans l’épaisseur de l’obscurité.
2
Tu t’es levé de bon matin, un léger vent
bousculait les brumes, ta maison engourdie
et les dernières fleurs essoufflées autour d’elle
ne t’ont pas retenu, il fallait que tu partes,
que tu empruntes le chemin qui montait dans la forêt,
que tu délivres ton cœur des pesanteurs de la nuit,
que tu jettes autour de toi, sur les feuilles tombées,
tes rêves inachevés, tes plaintes inutiles
tes souvenirs encombrants, tes paroles éculées,
il fallait que ton souffle éclaire tes pensées
et se mêle à celui des branches et des troncs,
il fallait que le vent gravisse avec toi les rochers
qui surplombent la vallée le village, l’église,
le cimetière où tu localisas dans une fête de chrysanthèmes
la tombe où tu te voyais nettement près de ton père, os
et poils enchevêtrés, barbe et cheveux accrochés
au silence épais du cercueil.
Tu es resté longtemps là-haut avec la figure
de la mort tantôt noire, tantôt blanche,
tu ne craignais rien, les arbres te protégeaient
mêmes étourdis en ces jours de novembre,
les couleurs automnales comme autant de sourires,
de mystères désirés, de palpables douceurs,
s’élevaient contre toi, te frôlaient,
pénétraient dans ton corps où tu sentais ton sang
couler avec exactitude dans celui de ton père.
Tu es prêt maintenant à revenir chez toi
sans la douleur de ton ombre demeurée en arrière,
sans raison particulière de vivre, sans vouloir
à tout prix donner à ton visage
l‘expression convenue d’un bonjour superflu,
sans t’étonner des flammes inquiètes
qui effeuillent tes jours et tes faux souvenirs,
tu es prêt à lever les voiles quotidiens,
à ne rien percevoir sous eux, qui te rassurerait
Tu es prêt à porter sur le granit, sur ton père
les deux bouquets de bruyère rose
qu’hier tu avais acheté par principe, par habitude,
ignorant que le paysage, montagne, forêt, rivière,
devait participer à cette offrande rituelle.
In Jean Orizet : « La poésie française contemporaine »,
Le Cherche-midi éditeur, 2004
Du même auteur :
Elégie pour le temps de vivre (I) (12/12/2015)
Elégie pour le temps de vivre (II) (19/11/2017)
Elégie pour le temps de vivre (III (19/11/2018)
Elégie pour le temps de vivre (IV) (19/11/2019)
Elégie pour le temps de vivre (V) (19/11/2020)
« N’allez pas croire... » (19/11/2021)
Elégie pour le temps de vivre (VI) (19/11/2022)
Elégie pour le temps de vivre (VII) (19/11/2023)