Jean – Paul Hameury (1933 – 2009) : Ithaque et après (I)
Ithaque et après (I)
à Nikou
« Ithaque t’a donné le beau voyage :
sans elle, tu ne te serais pas mis en
route ...Elle n’a plus rien d’autre à
te donner »
Constantin CAVAFY
Sans bornes, Ithaque, dans ma mémoire
- gorge de loup entre vie et mort
où j’allais et venait sans crainte.
Et désormais semblable à un galet
semblable à ces galets qu’ailleurs,
pour abolir le temps, je lançais
distraitement sur les mers.
Tout est en ordre
dans ce royaume de moutons.
Les collines sont immobiles
l’herbe feint de frissonner
la mer est toujours la même.
Comme dans la chambre aveugle
et muette des morts, toute chose
ici semble à jamais protégée
des aléas du temps.
Le chien me reconnut.
Palpant ma chair à tâtons, les mains
de la servante me reconnurent.
Du prétendant que j’étais, Pénélope
exigea des preuves.
Avais-je donc tant changé
- ou s’était-il dissipé avec les ans
cet amour qu’on disait immortel ?
Au long des jours, je ressasse
chants de l’enfance et sentences
des sages, et toutes les paroles
de ceux qui furent rois.
Entre silence et oubli, je longe
les méandres des souvenirs.
Un jour, peut-être apparaîtra
enfin dans le blang aveuglant
des années futures un signe
que je saurai lire.
Il m’arriva d’être heureux
parmi les choses familières.
Autour de moi, en moi : les pins
les figuiers et les amandiers
et ces fleurs sauvages
dont jamais je ne sus le nom
- tout cela demeurant voué
à la terre, fidèlement.
Et c’était alors la même chose
que garder ou perdre, et la parole
ne disait rien d’autre que cela :
le monde est là pour toujours.
Il m’arriva d’accuser le sort
de me réduire à rien. Désormais
je sais qu’en ces instants
j’étais l’un de ceux
que je suis encore.
Lorsque cet hôte indésirable
revient frapper à ma porte
je l’accueille à ma table
et lui fait dresser un lit près de l’âtre.
Je croyais que seules
fatigue et peurs pouvaient
détourner du combat.
Depuis longtemps déjà
bien lourdes me semblent les lances.
J’aimerai qu’Hélène, parfois,
revienne s’asseoir à mes côtés.
Versant au cratère une drogue d’Egypte
elle ranimerait le passé.
Là-bas dans les vergers de Sparte
blanc et rose sans doute est le printemps
- mais Hélène, dans la pénombres
des chambres, compte ses rides.
J’aurai pu continuer à passer
de mer en mer, d’île en île,
perdre jusqu’au souvenir
des rivages et des ports
et oublier jusqu’à mon nom.
J’aurais pu comme les autres
devenir pourceau.
Mais je suis resté Ulysse
toujours et partout Ulysse
sans métamorphose. Personne,
peut-être, à force de rester le même.
Les autres louent cette fidélité
eux dont l’âme changeante vole
ici et là sans cesse et qui,
à chaque instant, meurent et renaissent.
Ulysse est devenu un nom
qui ne m’appartient plus.
Je ne suis pas ce nom.
Je ne suis pas dans ce nom.
Je ne veux plus qu’une place étroite
parmi les bêtes de l’île. Que tous
ignorent en quelle absence
m’a transformé le passé.
Pendant vingt ans je n’eus à moi
que ruse, courage, espoir
et j’allais alors sans savoir
qu’Ithaque me serait rendue.
L’île me fut donc donnée deux fois
et m’appartient aussi sûrement
que mon corps et que ma mémoire.
Toutes chose me furent données
deux fois – même la mort le sera.
Lorsque le vent souffle du port, j’entends
le bruit des tolets, des rames,
des amphores roulées sur les quais,
j’entends les vagues contre le mur
où tremblent les algues. Et je songe
avec envie à ceux qui s’embarquent
- ils peuvent encore tout perdre.
Se pourrait-il que sous la terre
où seuls sont permis les regrets
soit accordée une fois encore à tous
la saveur âcre et douce de la peur ?
L’un des prétendants, peut-être,
aimait vraiment Pénélope.
Quand ma lance l’a frappé, j’ai poussé
un autre Ulysse aux enfers.
Si nos ombres se côtoient un jour
je lui dirait en mentant
que s’il me fallut le tuer
du moins je le fis sans haine.
Griffé par les Erynies, mon corps
reste fidèle à ce qui fut.
Chaque cicatrice me rappelle des mers,
des villes, des murailles, des visages
et des corps glorieux, des visages
et des corps mutilés, des larmes
mêlées aux eaux du Scamandre.
Les lèvres grises de ces plaies
par où s’en alla un peu de ma vie
disent encore la vie des vainqueurs.
Quant aux paroles des vaincus
j’en apprends peu à peu la langue.
Vingt ans d’errance et d’erreurs
m’auront appris que j’étais seul,
seul avec les autres, seuls eux aussi,
que mes espoirs et mes détresses
n’étaient pas plus soumis
aux dieux que les nuages.
Désormais je ne prie plus
personne. Ce qui m’advient
n’appartient qu’à moi.
Le temps ne passera plus.
J’ai demandé que soit détruits
clepsydres et sabliers, que soient brisée
l’aiguille des cadrans solaires.
Je ne désire plus qu’errer dans la patrie
sans bornes des exilés, dans les terres
du rien, avec les choses, les mots,
les compagnons lumineux d’autrefois.
Enfant courant au bord des falaises
je ne songeais qu’aux rives lointaines.
Je priais les dieux qu’ils m’accordent
ma part de risques. Je voulais oublier
les enclos, les toits, les troupeaux,
les chemins serviles, les appentis
de paille et de miel. Je voulais
oublier ce monde où ombre
et lumière livraient des combats
dont l’issue était trop certaine.
Petite fille d’autrefois
toi qui gardais les chèvres
- si lointaine désormais.
Tes jambes dorées, depuis longtemps
ont quitté les chemins d’Ithaque
pour les noirs sentiers de l’Erèbe.
Tu as rejoint là-bas toutes celles
qui me rendirent la vie certaine
- près d’elles, près de toi,
j’ignorais la gloire et la mort.
Quand, à mon tour, j’irai
pour un exil sans fin
dans la brume des fleuves,
puissent nos ombres se croiser
et se reconnaître.
Pénélope dans mes bras demeura
longtemps une très jeune vierge.
Quand, dégrafant la fibule d’or,
j’écartais les pans du manteau
j’avais sous la main
une poignée de neige brûlante.
L’oreille posée sur son sein
j’entendais alors – très loin –
des rumeurs de vagues.
Sans doute ai-je erré trop longtemps
et passé de trop longues années
dans les îles où je n’étais
qu’un passant parmi d’autres.
Des chemins, des fièvres, lentement
on se déshabitue. Des vivants
se perd peu à peu l’usage.
Ce qui fut appris, répété, aimé,
peu à peu vous quitte, poussière
qu’on laisse après soi, et alors
il suffit d’un geste pour défaire
ce qui semblait devoir durer.
Ainsi s’efface le goût des choses
les plus simples : les soirs d’été
sous l’olivier, l’échine des lévriers,
l’odeur verte des pluies, la main tendre
des femmes, les visages, les voix, et ce pouvoir
d’imaginer que l’on pensait garder,
certain de toujours aimer
ce que le temps nous offrirait.
Je regarde encore venir vers moi
sur les chemins les étrangers,
mais l’œil ne cille plus,
mais le cœur reste muet.
Tous les mots ont déjà été dits.
Je ne sais plus donner ni prendre.
Une sagesse grise m’est venue.
Ainsi désormais ma vie : vague bruit
du vent dans les feuillages.
Si souvent les oiseaux me sauvèrent
que désormais je les contemple
non plus en chasseur avide
mais en hôte, frère mortel
promis aux mêmes tourments.
Le ciel de l’île est leur terre.
J’aime les voir y passer
sans laisser de traces.
D’eux, jamais, rien ne demeure.
Leur être, toujours, les pousse
vers un au-delà sans rives
où vents et nuages savent
ne garder mémoire de rien.
Je me souviens des années
où toute voix m’était proche
et d’emblée familière, où stables
étaient les choses dans la lumière,
où j’allais et venais
sans me heurter à rien.
Chemins et routes portaient
les pas vers d’autres seuils
et sans craint je frappais aux portes.
Sans me demander qui j’étais,
d’où je venais, on m’invitait
à prendre dans la salle commune
la place réservée à l’hôte de passage.
Et cette place était mienne
et les mots étaient miens.
Etranges aujourd’hui me semblent
les coutumes du pays natal.
Regards et voix me font mal
qui n’ont jamais vu le tout autre,
qui n’ont jamais été dépossédés.
J’ai beau tendre l’oreille et contempler
je ne perçois que murmures et gestes
incertains, écheveau de langues barbares.
Assis sur le banc de pierre, je regarde
les servantes aller et venir, j’entends
sur les dalles le pas de Pénélope.
Je compte les fleurs du prunier
s’envolant au vent.
La lueur des torches résineuses, le soir,
ne guide plus mes pas vers las chambres
des jeunes esclaves. J’ai souvenir de ces feux
- mais comment continuer à vivre ?
Ma fraîche épouse m’entrainait
au long des murets de pierre
cueillait les mûres des haies
et tenait constamment ma main.
Mais moi contemplant la mer
j’avais aux lèvres un goût de sang.
Le matin du départ, les grèves
étaient roses, et si vaste le ciel
qu’il semblait promettre d’autres vies
à ceux qui mourraient.
A mon retour, l’île n’était plus
qu’un brasier éteint. Le temps,
en mon absence, avait rongé
les arêtes vives, brouillé
couleurs et formes.
On finit ainsi peu à peu
par n’être plus qu’un arbre
aux racines étranges, privé
de terre et d’eau, vivant
on ne sait comment.
Je remercie le destin de m’avoir offert
la haine des dieux, la rage des ennemis,
les monstres sortis de mon âme,
de m’avoir donné pour compagnons
sur terre et dans l’abîme
tous ces morts qui me ressemblaient.
Je remercie le sort de m’avoir compté
double les ans, la mer de m’avoir dérobé
îles et ports, et la vie tout entière,
brouillant mes chemins,
de m’avoir brûlé de regrets.
Au temps, je suis reconnaissant
d’avoir dispersé mes désirs en cendres,
de m’avoir ôté une à une
les graines d’espoir, d’avoir fait
d’un guerrier cette ombre divagante
- tache sur le sol si vite rongée.
Je ne sais qui remercie de m’avoir
laissé mémoire de ces plaies,
de savoir de loin en loin
pleurer encore.
Pendant tout un temps il y eut cela :
le cliquetis des armes entassées
sous les bancs, la mer barattée
par les rames, le siège d’une ville
lointaine, des morts, une victoire,
un nouveau départ, maints naufrages
des femmes prises, parfois aimées,
toujours quittées, des années d’exil,
et puis enfin la terre natale.
Il y eut cela une fois
- ensuite, plus rien.
Je vois autour de moi les enfants
grandir, impatients de porter les armes,
priant les dieux de les jeter dans la discorde.
Ils ne savent donc pas que la guerre
de Troie a déjà eu lieu.
- qu’il n’y a jamais qu’une guerre de Troie.
L’aurore nous accompagna longtemps,
puis la nuit, avec les ans,
s’installa en nous.
Les morts troyens, alors, se mirent
à ressembler aux nôtres
et les vents chaque soir
nous apportaient l’odeur
des jasmins de l’Hellade.
Sur les grèves humides
glissait le reflet des nuages
où se dessinaient des visages
- inatteignables.
J’aurais pu périr là-bas, pourrir
sous un soleil indifférent.
Que resterait-il du vaillant Ulysse ?
Quelques os parmi d’autres os.
J’aurais pu connaître une mort
misérable, mais me voici visage ridé,
mains tremblantes, et fatigué de boire
le vin aigre des survivants.
Je ne demande pas la mort lumineuse
d’Achille. J’espérais simplement
que me seraient offertes d’autre Hélènes
à délivrer, d’autres Troies à combattre,
une dernière Ithaque à perdre.
Maintes fois le destin
faillit briser mon fil.
Désormais, j’entends jour et nuit
le fuseau s’enrouler sans bruit.
Plus d’orages, plus d’éclairs,
seulement la paix des grèves désertes.
Lorsqu’un aigle frappé par la foudre
tombera du ciel à mes pieds
je me coucherai, consentant,
dans un lit de ténèbres.
Je suis allé sans le vouloir
aux bords extrêmes du monde
sans le savoir au fond de moi-même.
Là-bas m’ont quitté une à une
les ombres qui me protégeaient
quand, devant moi, se dressait
l’insoutenable. Alors elles posaient
leurs petites mains fraîches
sur mon visage, voilaient mes yeux,
guidaient mes pas dans de douces ténèbres.
Ainsi aveuglé je crus longtemps
en moi, en mes actes, je crus
que justes étaient les dieux
et harmonieux le monde.
Désormais, entre le soleil et moi
- rien. La lumière s’est décomposée.
Ithaque, les vivants, les morts
ne sont que ce qu’ils sont.
Lorsque j’entendis les Sirènes
une porte tourna sur ses gonds.
J’aperçus des terres sans nom
où, ayant tout ce qu’on peut avoir,
et sachant tout ce qu’on peut savoir
j’aurai pu néanmoins être heureux.
J’ai repris maintes fois la mer.
Je n’ai pu retrouver les prairies
en fleurs près desquelles veillent
les immortels offrant aux hommes
privés de terre cette liqueur douce-amère
- et la joie, et la mort.
Dans les nuits de tempête, je monte
sur les falaises et reste là
dans l’ombre, oreille tendue vers la mer.
Mais les Sirènes demeurent lointaines.
Etrangères leur sont les côtes d’Ithaque.
Leurs mers et leurs secrets
n’ensemencent que ma mémoire.
Il me suffit de fermer les yeux
pour que renaissent leurs chants
- et mes mains tremblent alors
et je dois encore m’accrocher au banc.
Mais ce fut là sans doute
mon pauvre destin
- d’avoir toujours trouvé
un mât où m’attacher.
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Ithaque et après.
Editions Folle Avoine, 35137 Bédée, 1993
Du même auteur :
Ithaque et après (II) (08/01/2020)
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