Jean Marcenac (1913- 1984) : Le coup de grâce
Le coup de grâce
C'est moi Seigneur J'ai les bras étendus
Comme quelqu'un qui ne croît pas Qui ne croît guère
Comme quelqu'un qui n'était pas fait pour la croix
C'est moi Seigneur qui ne sais aucune prière
Moi qui ai dû tomber pour me mettre à genoux
C'est moi Seigneur Haletant sous cette misère
Ce grand poids de misère utile
Utile Inutile Je ne sais pas
Un grand vent sur la place vide
La place où nous dansions l'été
C'était une place nommée
Place de la Raison
Nous y dansions le cœur léger
Car la raison elle-même est légère
La danse d'aujourd'hui est lourde comme notre peine
Mais c'est une danse quand même
La danse d'une étoile dans la nuit
C'est moi Seigneur Pourquoi ai-je parlé ainsi
Je ne vous aime pourtant pas
Je n'ai aucune envie de vous
je suis devant vous comme devant cette femme qui est morte
Que j'ai aimée par-dessus tout et que pourtant je n'ai jamais aimée
Je ne vous aime pas Seigneur Je viens à vous d'un air mauvais
Un air mauvais comme l'air de ces mauvais jours
De ces jours de fièvre et de glace
À coups de pioche dans le malheur
Qu'il s'écroule ce désespoir de sable
Et qu'il tombe par blocs aussi gros que nos cœurs
C'est le désespoir Je ne l'avais jamais regardé en face
J'ignorais ce visage que j'ai aujourd'hui dans la glace
C'est pourtant vrai que je suis prisonnier
C'est pourtant vrai qu'il n'y a rien à faire
C'est pourtant vrai que nous sommes désespérés
Et cette nuit aux yeux ouverts
C'est pourtant vrai
C'est pourtant vrai que nous sommes loin de tout et de nous-mêmes
Que nous sommes au heu où vous seul vous trouvez
Et nous buvons l'air noir où vous seul pouvez vivre
Seigneur C'est pourtant vrai.
Le cavalier de coupe, poèmes 1933 -1943,
Editions Gallimard, 1945
Du même auteur : Le beau visage double (17/08/2017)