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Le bar à poèmes
19 juin 2025

Francis Jammes (1868 -1938) : Elégie dixième


 © Association Francis Jammes (Orthez)

 

 

 Elégie dixième


 
I

 

   
 Quand mon cœur sera mort d’aimer : sur le penchant 


 du coteau où les renards font leurs terriers, 


 à l’endroit où l’on trouve des tulipes sauvages, 


 que deux jeunes gens aillent par quelque jour d’Été. 


 Qu’ils se reposent au pied du chêne, là où les vents, 


 toute l’année, font se pencher les herbes fines. 


 Quand mon cœur sera mort d’aimer : ô jeune fille 


 qui suivras ce jeune homme, essoufflée et charmante, 


 pense à mon âme qui, en proie aux noires luttes, 


 cherchait sur ce coteau raclé par les grands vents 


 une âme d’eau d’azur qui ne la blessât plus. 


 Dis-toi, ô jeune fille, dis-toi : Il était fou, 


 pareil aux amoureux bergers de Cervantès 


 paissant leurs chevreaux blancs sur la paix des pelouses... 


 Ils délaissaient les vieilles bourgades enfumées 


 où Quittéria, peut-être, avait meurtri leurs cœurs. 


 Dis-toi : Il fut pareil à ces malheureux pâtres 


 qui essayaient, en vain, couchés aux belles fleurs, 


 de chanter leurs chagrins en soufflant dans des outres. 


   
   
 
II

 

   
 Quand mon cœur sera mort d’aimer, enviez-le. 

 

 Il passa comme un saut de truite au torrent bleu. 


 Il passa comme le filement d’une étoile. 


 Il passa comme le parfum du chèvrefeuille. 


 Quand mon cœur sera mort n’allez pas le chercher...

 
 Je vous en prie : laissez-le bien dormir tranquille 


 sous l’yeuse où, au matin, le rouge-gorge crie 


 des cantiques sans fin à la Vierge Marie. 


   
   
  
III

 

   
 Quand mon cœur sera mort... Mais non... Viens le chercher. 


 Viens le chercher avec ta grâce parfumée. 


 Je ne veux pas qu’il se refuse à ton baiser. 


 Prends-le, emporte-le avec cet air farouche 


 que tu avais parfois lorsque tu me serrais 


 sur ta gorge... Ne pleure pas, ô mon amie. 

 


   
 Ne pleure pas, amie. La vie est belle et grave. 


 J’ai souffert et t’ai fait souffrir plus d’une fois... 


 Mais les agneaux paissaient l’aurore des collines, 


 mais la lune baisait les brouillards endormis, 


 mais les chevreuils dormaient sur les clairières pâles, 


 mais les enfants joyeux mordaient les seins des mères, 


 mais des bouches de miel faisaient trembler les corps, 


 mais tu te renversais ravie entre mes bras... 


 Ne pleure pas, amie. La vie est belle et grave. 

 


   
 Quand mon cœur sera mort d’aimer, je n’aurai plus 


 de cœur, et alors je t’oublierai peut-être ? 


 Mais non... Je suis un fou... Je ne t’oublierai pas. 


 Nous n’aurons qu’un seul cœur, le tien, ô mon amie, 


 et, lorsque je boirai aux sources des prairies 


 et que je verserai de l’azur dans tes lèvres, 


 nous serons tellement confondus l’un dans l’autre, 


 que je ne saurai pas lequel des deux est toi. 


 Quand mon cœur sera... 


                                           Mais n’y pensons pas, ma chère 


 amie... Tes seins ont tremblé de froid à ton réveil 


 comme des nids d’oiseaux dans la rosée des roses. 

 


   
 Mon cœur éclatera, vois-tu, de tant t’aimer. 


 Il s’élance vers toi comme dans un jardin 


 s’élance vers l’air pur un lys abandonné. 


 Je ne puis plus penser. Je ne suis que des choses. 


 Je ne suis que tes yeux. Je ne suis que des roses. 


 Que regrettais-tu donc lorsque je t’ai quittée, 


 si je n’étais pas moi et si j’étais des roses ? 


   
   
  
IV

 

   
 Quand mon cœur sera mort d’aimer : sur le penchant 


 du coteau vert, mon âme veillera encore. 


 Sur le coteau où vous irez, ô doux enfants, 


 elle luira dans les haies mouillées pleines d’aube. 

 


   
 Elle flottera, pendant la nuit, dans la brume 


 qu’adoucit la grise humidité de la lune. 


 Elle aura la fraîcheur des roses qui s’allument. 


 sur le grelottement mouillé des anciens murs. 

 


   
 Elle ira se poser auprès des niches sombres 


 où dorment les vieux chiens au seuil des métairies, 


 et elle ira sourire à ces petites tombes 


 où sont des innocents qui n’ont pas vu la vie. 

 


   
 Que ma torture alors se noie dans la douceur, 


 et que ces jeunes gens qui viendront du village 


 à l’endroit où l’on trouve des tulipes sauvages 


 aient beaucoup de naïveté et de bonheur. 

 


   
 Pense à ces choses-là par cette journée triste. 


 Pleure, pleure et pleure encore, pleure sur mon épaule... 


 Tu es troublée, n’est-ce pas, de ce que je te quitte ? 


 Tes baisers parfumés tremblent comme de l’aube. 

 


   
 Dis-moi, disons adieu à nos âmes chéries, 


 comme aux temps anciens où pour les grands voyages 


 des mouchoirs s’agitaient sur des faces flétries, 


 entre les peupliers des routes des villages. 

 


   
 Laisse. Abandonne-toi à ta douleur, et laisse 


 encore ton visage secoué par les larmes 


 se calmer doucement sur les chocs de mon cœur. 


 Souris-moi comme quand on est dans la tristesse ?... 

 

 

 


Le deuil des primevères


Editions du Mercure de France,1901

 

Du même auteur :


« j’aime dans le temps… » (07/12/2014)


« J’allais dans le verger… » (18/03/2016)


Quelle est cette lumière ? (18/03/2017)


Prière pour avoir la foi dans la forêt (18/03/2018)
 

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