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Le bar à poèmes
20 juin 2025

Fernando Pessoa : (1888 - 1935) : Onze odes de Ricardo Reis

 

Fernando Pessoa. Hétéronymes. Peinture de Bottelho 

 

 

Onze odes de Ricardo Reis

 

 

.Rien ne reste de rien. Nous ne sommes rien ;


Un peu dans le soleil ou l’air nous retardons


L’étouffante ténèbre où pèsera sur nous


L’humble terre imposée,


Cadavres assignés qui procréent.

 

 

Lois faites, statues vues, odes achevées –

Tout a sa tombe. Si nous, chairs

Qu’un soleil intime irrigue de sang,


Avons notre couchant, pourquoi pas elles ?


Contes nous sommes contant des contes, rien.

 

 

 

 


Je souffre, Lydia de la peur du destin.


La pierre légère qui soulève un instant


Les roues lisses de ma voiture,


          Epouvante mon cœur.

 

 

Tout ce qui menace de me changer,


Fût-ce pour le meilleur, je le hais ou le fuis.


Puissent les dieux laisser ma vie toujours


          Sans renouveler

 

 

Mes jours, mais qu’ils passent, l’un après l’autre


Tandis que je reste presque toujours le même,


          Allant vers la vieillesse


Comme le jour entre dans le couchant.

 

 

 

Ne s’en retourne pas, ni, comme Orphée, ne tourne


Son visage, Saturne. 


Son front sévère reconnaît


Seulement le lieu du futur.


Il n’est rien pour nous de certain que l’instant


Que nous pensons certain.


Donc ne le pensons pas, mais rendons-le


Certain sans y penser.

 

 

Tout ce que tu fais, fais-le suprêmement.


Si la mémoire est tout ce que nous possédons


Mieux vaut se souvenir beaucoup que peu.


Une plus vaste liberté du souvenir


Fera de toi ton maître.

 

 

 

Ne sais de qui je me rappelle le passé,


Autre j’étais quand je l’étais, ni ne me connais


Quand je ressens en mon âme cette âme


Que je me rappelle en la ressentant.


D’un jour à l’autre nous nous abandonnons.


A nous-mêmes rien de vrai ne nous unit.


Nous sommes qui nous sommes, et qui nous fûmes fut


Une chose vue de l’intérieur

 

 

 


Je ne veux ni me souvenir ni me connaître.


Autres nous sommes si regardons qui nous sommes.


          Ignorer que nous vivons


          Suffit à remplir la vie.

 

 

Tout ce que nous vivons vit l’heure


Où nous vivons, morte tout autant


          Quand elle passe avec nous


          Que lorsqu’ avec elle passons.  

 

   

Et si de le savoir ne sert à rien pour le savoir


(Car sans pouvoir, à quoi bon nous connaître ?)


          Mieux vaut la vie qui dure


          Sans prendre sa mesure.

 

 

 


Si me rappelle qui je fus, autre me vois,


Et le passé est le présent dans mon souvenir.


          Qui je fus est quelqu’un que j’aime


          Toutefois seulement en rêve. 

 

 

Et la nostalgie qui m’afflige l’esprit


N’est ni de moi ni du passé connu,


          Mais bien de celui que j’habite


          Derrière mes yeux aveugles.   

 

 

Rien, si ce n’est l’instant ne me connaît.


Même mon souvenir n’est rien, et je sens


          Que qui je suis et qui je fus


          Sont des rêves distincts.

 

 

 


Choses déjà tes mains n’implorent rien,


Et tes lèvres figées ont cessé de convaincre,


          Dans le souterrain étouffoir


          D’humide terre qui t’écrase. 

 

 

Seul, peut-être, ton souvenir d’amour


Au loin t’embaume, et au fond des mémoires,


          Telle tu fus, te dresse, aujourd’hui,


          Ruche pourrie déjà.  

 

 . 

Et l’inutile nom que ton corps mort


Utilisait vivant, sur terre, comme une âme,


          Est oublié. Cette ode grave,


          Anonyme, un sourire.

 

 

 

Et, dites-vous, dans la fosse


                      vers laquelle je m’approche


N’est pas qui j’ai aimé. 


                      Aucun rire et aucun regard


Ne se cachent sous cette terre.


Mais une bouche, hélas, et des yeux s’y cachent !


Mes mains serraient des mains, non une âme, et voici


                      Qu’elles gisent ici.


          Homme, je pleure un corps.

 

 


Les dieux et les Messies qui sont des dieux


Passent, et les songes vains qui sont des Messies.


          La terre muette dure.


Les dieux, ni les Messies, ni les idées n’offrent des roses.  

       
          Elles sont miennes, si j’en ai.


          Si j’en ai, que vouloir de plus ? 

 

 

 


D’innombrables vivent en nous,


Si je pense ou ressens, j’ignore


Qui est celui qui pense ou sens.


Je suis seulement le lieu


Où l’on ressent ou bien l’on pense.

 

 

J’ai plus d’âmes qu’une seule.


Il est plus de moi que moi-même.


J’existe toutefois


Indifférent à tous.


Je les fais taire : moi je parle.

 

 

Les impulsions entrecroisées


De ce que je sens ou ne sens, 


Se disputent en qui je suis.


Je les ignore. Elles ne dictent rien


A qui je me sais : moi j’écris.

 

 

 

 

Traduit du portugais par Bernard Sesé


In, Revue « Polyphonies, N° 5, printemps 1987

 

Du même auteur :


« A la veille de ne jamais partir... » / Na véspera de não partir nunca  (20/06/2014)


 Ajournement / Adiamento (20/06/2015)


Passage des heures / Passagem das horas (20/06/2016)


Le Gardeur de troupeaux /O Guardador de rebanhos ((I-X) (20/06/2017)


« Lorsque viendra le printemps... / « Quando vier a Primavera... »  (20/06/2018)


Le Gardeur de troupeaux /O Guardador de rebanhos (XI-XXX ) (20/06/2019)


Le Gardeur de troupeaux /O Guardador de rebanhos (XXXI - XLIX) (20/06/2020)


Le pasteur amoureux / O pastor amoroso (20/06/2021)


Poèmes désassemblés (I) / Poemas Inconjuntos (I) (20/06/2022)


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« Au volant de la Chevrolet... » / « Ao volante do Chevrolet... » (20/06/2024)
 

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