Fernando Pessoa : (1888 - 1935) : Onze odes de Ricardo Reis
Fernando Pessoa. Hétéronymes. Peinture de Bottelho
Onze odes de Ricardo Reis
.Rien ne reste de rien. Nous ne sommes rien ;
Un peu dans le soleil ou l’air nous retardons
L’étouffante ténèbre où pèsera sur nous
L’humble terre imposée,
Cadavres assignés qui procréent.
Lois faites, statues vues, odes achevées –
Tout a sa tombe. Si nous, chairs
Qu’un soleil intime irrigue de sang,
Avons notre couchant, pourquoi pas elles ?
Contes nous sommes contant des contes, rien.
Je souffre, Lydia de la peur du destin.
La pierre légère qui soulève un instant
Les roues lisses de ma voiture,
Epouvante mon cœur.
Tout ce qui menace de me changer,
Fût-ce pour le meilleur, je le hais ou le fuis.
Puissent les dieux laisser ma vie toujours
Sans renouveler
Mes jours, mais qu’ils passent, l’un après l’autre
Tandis que je reste presque toujours le même,
Allant vers la vieillesse
Comme le jour entre dans le couchant.
Ne s’en retourne pas, ni, comme Orphée, ne tourne
Son visage, Saturne.
Son front sévère reconnaît
Seulement le lieu du futur.
Il n’est rien pour nous de certain que l’instant
Que nous pensons certain.
Donc ne le pensons pas, mais rendons-le
Certain sans y penser.
Tout ce que tu fais, fais-le suprêmement.
Si la mémoire est tout ce que nous possédons
Mieux vaut se souvenir beaucoup que peu.
Une plus vaste liberté du souvenir
Fera de toi ton maître.
Ne sais de qui je me rappelle le passé,
Autre j’étais quand je l’étais, ni ne me connais
Quand je ressens en mon âme cette âme
Que je me rappelle en la ressentant.
D’un jour à l’autre nous nous abandonnons.
A nous-mêmes rien de vrai ne nous unit.
Nous sommes qui nous sommes, et qui nous fûmes fut
Une chose vue de l’intérieur
Je ne veux ni me souvenir ni me connaître.
Autres nous sommes si regardons qui nous sommes.
Ignorer que nous vivons
Suffit à remplir la vie.
Tout ce que nous vivons vit l’heure
Où nous vivons, morte tout autant
Quand elle passe avec nous
Que lorsqu’ avec elle passons.
Et si de le savoir ne sert à rien pour le savoir
(Car sans pouvoir, à quoi bon nous connaître ?)
Mieux vaut la vie qui dure
Sans prendre sa mesure.
Si me rappelle qui je fus, autre me vois,
Et le passé est le présent dans mon souvenir.
Qui je fus est quelqu’un que j’aime
Toutefois seulement en rêve.
Et la nostalgie qui m’afflige l’esprit
N’est ni de moi ni du passé connu,
Mais bien de celui que j’habite
Derrière mes yeux aveugles.
Rien, si ce n’est l’instant ne me connaît.
Même mon souvenir n’est rien, et je sens
Que qui je suis et qui je fus
Sont des rêves distincts.
Choses déjà tes mains n’implorent rien,
Et tes lèvres figées ont cessé de convaincre,
Dans le souterrain étouffoir
D’humide terre qui t’écrase.
Seul, peut-être, ton souvenir d’amour
Au loin t’embaume, et au fond des mémoires,
Telle tu fus, te dresse, aujourd’hui,
Ruche pourrie déjà.
.
Et l’inutile nom que ton corps mort
Utilisait vivant, sur terre, comme une âme,
Est oublié. Cette ode grave,
Anonyme, un sourire.
Et, dites-vous, dans la fosse
vers laquelle je m’approche
N’est pas qui j’ai aimé.
Aucun rire et aucun regard
Ne se cachent sous cette terre.
Mais une bouche, hélas, et des yeux s’y cachent !
Mes mains serraient des mains, non une âme, et voici
Qu’elles gisent ici.
Homme, je pleure un corps.
Les dieux et les Messies qui sont des dieux
Passent, et les songes vains qui sont des Messies.
La terre muette dure.
Les dieux, ni les Messies, ni les idées n’offrent des roses.
Elles sont miennes, si j’en ai.
Si j’en ai, que vouloir de plus ?
D’innombrables vivent en nous,
Si je pense ou ressens, j’ignore
Qui est celui qui pense ou sens.
Je suis seulement le lieu
Où l’on ressent ou bien l’on pense.
J’ai plus d’âmes qu’une seule.
Il est plus de moi que moi-même.
J’existe toutefois
Indifférent à tous.
Je les fais taire : moi je parle.
Les impulsions entrecroisées
De ce que je sens ou ne sens,
Se disputent en qui je suis.
Je les ignore. Elles ne dictent rien
A qui je me sais : moi j’écris.
Traduit du portugais par Bernard Sesé
In, Revue « Polyphonies, N° 5, printemps 1987
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