Fernando Pessoa (1888 – 1935) : Le pasteur amoureux / O pastor amoroso
Billet de banque portugais, 1987 (Collection Joinville / akg-images)
Le pasteur amoureux
Au temps où je ne t’avais pas,
j’aimais la Nature ainsi qu’aime le Christ un moine calme...
Maintenant j’aime la Nature
ainsi qu’un moine calme aime la Vierge Marie,
religieusement, à ma façon, comme auparavant,
mais d’une autre manière plus émue et plus proche...
Je vois mieux les rivières quand je vais avec toi
à travers champs jusqu’à la berge des rivières ;
assis à tes côtés observant les nuages,
je les observe mieux –
Tu ne m’as pas enlevé la Nature...
Tu as changé la Nature...
Tu m’as amené la Nature tout contre moi,
du fait de ton existence je la vois mieux, mais identique,
du fait de ton amour, je l’aime de même façon, mais davantage,
du fait que tu m’as choisi pour t’avoir et pour t’aimer,
mes yeux l’ont fixée en s’attardant plus longuement
sur toutes les choses.
Je ne me repends pas de ce que je fus jadis
car je le suis toujours.
Haut dans le ciel est la lune printanière
Je pense à toi, et complet je m’éprouve.
Par les champs vagues court jusqu’à moi une brise légère.
Je pense à toi, je murmure ton nom ; et je ne suis pas moi ; je suis heureux.
Demain tu viendras, tu iras avec moi cueillir des fleurs dans la campagne,
et moi j’irai avec toi dans les champs te voir cueillir des fleurs.
Je te vois déjà demain cueillant des fleurs avec moi dans les champs,
car, lorsque tu viendras demain et que tu iras avec moi cueillir des fleurs à la
campagne,
ce sera là pour moi une joie et une vérité.
L’amour est une compagnie.
Je ne peux plus aller seul par les chemins,
parce que je ne peux plus aller seul nulle part.
Une pensée visible fait que je vais plus vite
et que je vois bien moins, tout en me donnant envie de tout voir.
Il n’est jusqu’à son absence qui ne me tienne compagnie.
Et je l’aime tant que je ne sais comment la désirer.
Si je ne la vois pas, je l’imagine et je suis fort comme les arbres hauts.
Mais si je la vois je tremble, et je ne sais de quoi se compose ce que
j’éprouve en son absence.
Je suis tout entier une force qui m’abandonne.
Toute la réalité me regarde ainsi qu’un tournesol dont le cœur serait ton visage.
Le pasteur amoureux a perdu sa houlette,
et les brebis se sont éparpillées sur la pente,
et lui, à force de penser, n’a même pas joué de la flûte qu’il avait apportée pour
jouer.
Nul n’est apparu ou n’a disparu à ses yeux. Plus jamais il n’a retrouvé sa
houlette.
D’autres, en pestant contre lui, ont rassemblé ses brebis.
Personne ne l’avait aimé, en fin de compte.
Quand il s’est relevé de la pente et de l’égarement, il a tout vu :
les grands vallons pleins des mêmes verts que toujours,
les grandes montagnes au loin, plus réelles que tout sentiment,
la réalité toute entière, avec le ciel et l’air et les champs qui existent et sont
présents
(et de nouveau l’air, qui si longtemps lui avait manqué, est entré avec sa
fraîcheur dans ses poumons)
et il a senti que de nouveau l’air donnait accès, mais douloureusement, à une
espèce de liberté dans son sein.
J’ai passé une nuit blanche, en voyant sa forme hors de l’espace,
et la voyant sous des jours différents de ceux où m’apparaît sa personne
réelle.
Je compose des pensées avec le souvenir de ce qu’elle est quand elle me parle,
et en chaque pensée elle varie en accord avec sa ressemblance.
Aimer, c’est penser.
Et moi qui oublie presque de sentir à sa seule pensée...
Je ne sais trop ce que je désire, même d’elle, et je ne pense qu’à elle.
J’éprouve une grande distraction surexcitée.
Lorsque je désire la rencontrer,
je préfère quasiment ne pas la rencontrer,
afin de ne pas avoir à la quitter ensuite.
Je ne sais trop ce que je veux, et d’ailleurs je ne veux pas savoir ce que je veux.
Je veux seulement
penser à elle.
Je ne demande rien à personne, pas même à elle, sinon penser.
Tous les jours maintenant je m’éveille avec joie et avec peine.
Autrefois je m’éveillais sans aucune sensation : je m’éveillais.
J’éprouve joie et peine parce que je perds ce que je rêve
et je puis vivre dans la réalité où se trouve ce que je rêve.
Je n’ai que faire de mes sensations.
Je n’ai que faire de moi en ma seule compagnie.
Je veux qu’elle me dise quelque chose afin de m’éveiller de nouveau.
Traduit du portugais par Armand Guibert
In , «Fernando Pessoa : Le gardeur de troupeau et les autres poèmes
d’Alberto Caeiro »
Editions Gallimard, 1960
Du même auteur :
« A la veille de ne jamais partir... » / Na véspera de não partir nunca (20/06/2014)
Ajournement / Adiamento (20/06/2015)
Passage des heures / Passagem das horas (20/06/2016)
Le Gardeur de troupeaux /O Guardador de rebanhos ((I-X) (20/06/2017)
« Lorsque viendra le printemps... / « Quando vier a Primavera... » (20/06/2018)
Le Gardeur de troupeaux /O Guardador de rebanhos (XI-XXX ) (20/06/2019)
Le Gardeur de troupeaux /O Guardador de rebanhos (XXXI - XLIX) (20/06/2020)
Poèmes désassemblés (I) / Poemas Inconjuntos (I) (20/06/2022)
Poèmes désassemblés (II) / Poemas Inconjuntos (II) (20/06/2023)
« Au volant de la Chevrolet... » / « Ao volante do Chevrolet... » (20/06/2024)
O pastor amoroso
Quando eu não te tinha
Amava a Natureza como um monge calmo a Cristo...
Agora amo a Natureza
Como um monge calmo à Virgem Maria,
Religiosamente, a meu modo, como dantes,
Mas de outra maneira mais comovida e próxima.
Vejo melhor os rios quando vou contigo
Pelos campos até à beira dos rios;
Sentado a teu lado reparando nas nuvens
Reparo nelas melhor... Tu não me tiraste a Natureza...
Tu não me mudaste a Natureza...
Trouxeste-me a Natureza para ao pé de mim.
Por tu existires vejo-a melhor, mas a mesma,
Por tu me amares, amo-a do mesmo modo, mas mais,
Por tu me escolheres para te ter e te amar,
Os meus olhos fitaram-na mais demoradamente
Sobre todas as cousas.
Não me arrependo do que fui outrora
Porque ainda o sou.
Só me arrependo de outrora te não ter amado.
Está alta no céu a lua e é primavera.
Penso em ti e dentro de mim estou completo.
Corre pelos vagos campos até mim uma brisa ligeira.
Penso em ti, murmuro o teu nome; não sou eu: sou feliz.
Amanhã virás, andarás comigo a colher flores pelos campos,
E eu andarei contigo pelos campos a ver-te colher flores.
Eu já te vejo amanhã a colher flores comigo pelos campos,
Mas quando vieres amanhã e andares comigo realmente a colher flores,
Isso será uma alegria e uma novidade para mim
O amor é uma companhia. Já não sei andar só pelos caminhos,
Porque já não posso andar só.
Um pensamento visível faz-me andar mais depressa
E ver menos, e ao mesmo tempo gostar bem de ir vendo tudo.
Mesmo a ausência dela é uma coisa que está comigo.
E eu gosto tanto dela que não sei como a desejar.
Se a não vejo, imagino-a e sou forte como as árvores altas.
Mas se a vejo tremo, não sei o que é feito do que sinto na ausência dela.
Todo eu sou qualquer força que me abandona.
Toda a realidade olha para mim como um girassol com a cara dela no meio.
O pastor amoroso perdeu o cajado,
E as ovelhas tresmalharam-se pela encosta,
E, de tanto pensar, nem tocou a flauta que trouxe para tocar.
Ninguém lhe apareceu ou desapareceu...
Nunca mais encontrou o cajado.
Outros, praguejando contra ele, recolheram-lhe as ovelhas.
Ninguém o tinha amado, afinal.
Quando se ergueu da encosta e da verdade falsa, viu tudo :
Os grandes vales cheios dos mesmos vários verdes de sempre,
As grandes montanhas longe, mais reais que qualquer sentimento,
A realidade toda, com o céu e o ar e os campos que existem,
E sentiu que de novo o ar lhe abria, mas com dor, uma liberdade no peito.
Passei toda a noite, sem saber dormir, vendo sem espaço a figura dela
E vendo-a sempre de maneiras diferentes do que a encontro a ela.
Faço pensamentos com a recordação do que ela é quando me fala,
E em cada pensamento ela varia de acordo com a sua semelhança.
Amar é pensar.
E eu quase que me esqueço de sentir só de pensar nela.
Não sei bem o que quero, mesmo dela, e eu não penso senão nela.
Tenho uma grande distracção animada.
Quando desejo encontrá-la,
Quase que prefiro não a encontrar,
Para não ter que a deixar depois.
E prefiro pensar dela, porque dela como é tenho qualquer medo.
Não sei bem o que quero, nem quero saber o que quero.
Quero só pensar ela.
Não peço nada a ninguém, nem a ela, senão pensar.
Todos os dias agora acordo com alegria e pena.
Antigamente acordava sem sensação nenhuma; acordava.
Tenho alegria e pena porque perco o que sonho
E posso estar na realidade onde está o que sonho.
Não sei o que hei-de fazer das minhas sensações,
Não sei o que hei-de ser comigo.
Quero que ela me diga qualquer coisa para eu acordar de novo
Poemas de Alberto Caiero
Ática, Lisboa, 1946
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