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Le bar à poèmes
20 juin 2024

Fernando Pessoa (1888 -1935) : « Au volant de la Chevrolet... » / « Ao volante do Chevrolet... »

 

Au volant de la Chevrolet sur la route de Sintra,

au clair de la lune et comme en songe, sur la route déserte,

tout seul je conduis, je conduis presque lentement, et un peu

il me semble – ou je me force un peu pour qu’il me semble –

que je suis une autre route, un autre songe, un autre monde,

que je la suis sans avoir quitté Lisbonne ou sans avoir à gagner Sintra,

que je poursuis, mais qu’y aura-t-il donc à poursuivre, sinon que de ne pas

     s’arrêter, mais aller de l’avant ?

 

Je vais passer la nuit à Sintra puisque je ne puis la passer à Lisbonne,

mais, en arrivant à Sintra, je regretterai de ne pas être resté à Lisbonne.

Toujours cette inquiétude immotivée, sans raison, sans conséquence,

toujours, toujours, toujours,

cette excessive angoisse de l’esprit pour un rien,

sur la route de Sintra, ou sur la route du songe, ou sur la route de la vie…

 


Docile à mes saccades subconscientes du volant,

bondit sous moi et avec moi l’automobile qu’on m’a prêtée.

Je souris du symbole, en y pensant, et en tournant à droite.

Que de choses prêtées sur lesquelles je circule en ce monde !

Que de choses prêtées je conduis comme miennes !

Tout ce qu’on m’a prêté, pauvre de moi ! c’est là mon être même !



A gauche la masure – oui, la masure – au bord du chemin

à droite la rase campagne, avec la lune au loin

L’automobile, qui tout à l’heure semblait me libérer,

est maintenant une chose où je suis enfermé,

que je ne puis conduire que si j’y suis enfermé.

que je ne domine que si elle est mon contenant et moi son contenu.

 

 

En arrière, à gauche, la masure modeste, plus que modeste.

la vie doit y être heureuse, uniquement parce qu’elle n’est pas à moi.

Si quelqu’un m’a vu de la fenêtre de la masure, il doit songer : « C’est celui-là

     qui est heureux. »

Peut-être, pour l’enfant qui observe derrière la vitre de la fenêtre de l’étage

suis-je resté (avec l’automobile d’emprunt)) comme un songe, comme une fée

     en chair et en os.

Peut-être pour la jeune fille qui a regardé,

en entendant le moteur, par la fenêtre de la cuisine

sur le parquet du rez-de-chaussée,

tiendrais-je du prince qui sommeille en tout cœur de jeune fille ?

Et elle va me regarder de biais de la vitre, jusqu’au tournant où je me suis

     perdu.

Aurai-je laissé des songes derrière moi, ou bien c’est l’automobile qui les a

     laissés ?

Moi, chauffeur de l’automobile d’emprunt, ou bien l’automobile d’emprunt que

     je conduis ?



Sur la route de Sintra au clair de lune, dans la tristesse, devant la campagne et

     la nuit,

tout en conduisant la Chevrolet d’emprunt à tombeau ouvert,

je me perds sur la route future, je me dissipe dans la distance que j’atteins,

et, en un désir terrible, subit, violent, inconcevable,

j’accélère…

Mais mon cœur est resté sur le tas de cailloux que j’ai évité en le voyant sans le

     voir.

à la porte de la masure,

mon cœur vide,

mon cœur insatisfait,

mon cœur plus humain que moi, plus réglé que la vie.



Sur la route de Sintra, tout près de minuit, au clair de lune, au volant,

sur la route de Sintra

quelle lassitude de ma propre imagination,

sur la route de Sintra, de plus en plus près de Sintra,

sur la route de Sintra, de moins en moins proche de moi…

 

Traduit du portugais par Armand Guibert

In , «Fernando Pessoa : Le gardeur de troupeau et les autres poèmes

d’Alberto Caeiro »

Editions Gallimard, 1960

Du même auteur :

« A la veille de ne jamais partir... » / Na véspera de não partir nunca  (20/06/2014)

 Ajournement / Adiamento (20/06/2015)

Passage des heures / Passagem das horas (20/06/2016)

Le Gardeur de troupeaux /O Guardador de rebanhos ((I-X) (20/06/2017)

« Lorsque viendra le printemps... / « Quando vier a Primavera... »  (20/06/2018)

Le Gardeur de troupeaux /O Guardador de rebanhos (XI-XXX ) (20/06/2019)

Le Gardeur de troupeaux /O Guardador de rebanhos (XXXI - XLIX) (20/06/2020)

Le pasteur amoureux / O pastor amoroso (20/06/2021)

Poèmes désassemblés (I) / Poemas Inconjuntos (I) (20/06/2022)

Poèmes désassemblés (II) / Poemas Inconjuntos (II) (20/06/2023)

 

Ao volante do Chevrolet pela estrada de Sintra,

Ao luar e ao sonho, na estrada deserta,

Sozinho guio, guio quase devagar, e um pouco

Me parece, ou me forço um pouco para que me pareça,

Que sigo por outra estrada, por outro sonho, por outro mundo,

Que sigo sem haver Lisboa deixada ou Sintra a que ir ter,

Que sigo, e que mais haverá em seguir senão não parar mas seguir?

 

Vou passar a noite a Sintra por não poder passá-la em Lisboa,

Mas, quando chegar a Sintra, terei pena de não ter ficado em Lisboa.

Sempre esta inquietação sem propósito, sem nexo, sem consequência,

Sempre, sempre, sempre,

Esta angústia excessiva do espírito por coisa nenhuma,

Na estrada de Sintra, ou na estrada do sonho, ou na estrada da vida…

 

Maleável aos meus movimentos subconscientes no volante,

Galga sob mim comigo, o automóvel que me emprestaram.

Sorrio do símbolo, ao pensar nele, e ao virar à direita.

Em quantas coisas que me emprestaram eu sigo no mundo!

Quantas coisas que me emprestaram guio como minhas!

Quanto que me emprestaram, ai de mim!, eu próprio sou!

 

À esquerda o casebre — sim, o casebre — à beira da estrada.

À direita o campo aberto, com a lua ao longe.

O automóvel, que parecia há pouco dar-me liberdade,

É agora uma coisa onde estou fechado,

Que só posso conduzir se nele estiver fechado,

Que só domino se me incluir nele, se ele me incluir a mim.

 

À esquerda lá para trás o casebre modesto, mais que modesto.

A vida ali deve ser feliz, só porque não é a minha.

Se alguém me viu da janela do casebre, sonhará: Aquele é que é feliz.

Talvez à criança espreitando pelos vidros da janela do andar que está em cima

Fiquei (com o automóvel emprestado) como um sonho, uma fada real.

Talvez à rapariga que olhou, ouvindo o motor, pela janela da cozinha

No pavimento térreo,

Sou qualquer coisa do príncipe de todo o coração de rapariga

E ela me olhará de esguelha, pelos vidros, até à curva em que me perdi.

Deixarei sonhos atrás de mim, ou é o automóvel que os deixa?

Eu, guiador do automóvel emprestado, ou o automóvel emprestado que eu guio?

 

Na estrada de Sintra ao luar, na tristeza, ante os campos e a noite,

Guiando o Chevrolet emprestado desconsoladamente,

Perco-me na estrada futura, sumo-me na distância que alcanço,

E, num desejo terrível, súbito, violento, inconcebível,

Acelero…

Mas o meu coração ficou no monte de pedras, de que me desviei ao vê-lo

     sem vê-lo,

À porta do casebre,

O meu coração vazio,

O meu coração insatisfeito,

O meu coração mais humano do que eu, mais exacto que a vida.

 

Na estrada de Sintra, perto da meia-noite, ao luar, ao volante,

Na estrada de Sintra, que cansaço da própria imaginação,

Na estrada de Sintra, cada vez mais perto de Sintra,

Na estrada de Sintra, cada vez menos perto de mim…

 

Poesias de Álvaro de Campos.  

Ática, Lisboa, 1944

Poème précédent en portugais :

Manuel Alegre : L'Armoire / O Armário (26/05/2024)

Poème suivant en portugais :
Maria Teresa Horta : Le vagin / A vagina (17/07/2024)

 

 

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