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Le bar à poèmes
29 mai 2025

Hélène Dorion (1958 -) : Mes forêts

Photo : Maxyme G. Delisle

 

Mes forêts

 

 

Mes forêts sont de longues traînées de temps


elles sont des aiguilles qui percent la terre


déchirent le ciel


avec des étoiles qui tombent


comme une histoire d’orage


elles glissent dans l’heure bleue


un rayon vif de souvenirs


l’humus de chaque vie où se pose


légère     une aile


qui va au cœur

 

 

mes forêts sont des greniers peuplés de fantômes


elles sont les mâts de voyages immobiles


un jardin de vent où se cognent les fruits


d’une saison déjà passée


qui s’en retourne vers demain

 

 

mes forêts sont mes espoirs debout


un feu de brindilles


et des mots que les ombres font craquer


dans le reflet figé de la pluie

 

 

mes forêts 


sont des nuits très hautes

 


***

 

Mes forêts sont un champ silencieux


de naissances et de morts


la mémoire de saisons 


qui se lèvent et retombent

 

 

mes forêts sont du temps qui s’immisce


à travers tronc branche racine


elles traversent le feuillage du jour


capturent l’ombre     capturent l’éclat

 

 

elles sont la solitude disséminée


comme poussière de notre passage


une poignée de roches


qui savent les âges     mes forêts


sont des traits de craie noire


les lettres désarticulées des mots


inconnus d’un matin qui hésite à venir

 

 

elles sont des ossements 


que lèche l’invisible


une géométrie de souffles


et de pas qui se perdent

 

 

mes forêts sont lièvres et renards


jungle d’insectes qui scintillent


un soir d’été quand c’est l’hiver


elles sont coyote ours noir orignal


sitelle geai bleu mésange

 

 

elles dorment nues     mes forêts


attendent le vent


qui les ferait tanguer


comme des bêtes ivres


qui marchent vers leurs racines

 

 

si peu me fait vivre


quand c’est plein d’étoiles


et que s’avance le poème

 

 

***

 

Mes forêts sont des bêtes qui attendent la nuit


pour lécher le sang de leurs rêves


gratter la terre     gratter l’écorce


boire l’offrande et se glisser


dans un lit rempli de lucioles

 

 

mes forêts sont une planète silencieuse

 

 

une éclipse qui fléchit


le bois de barques à la dérive


alors qu’on croirait tout immobile

 

 

elles sont un dessin de nature morte


ignorant les écrans


sur lesquelles on les regarde


sans jamais les voir     mes forêts

 

 

sont un chemin de chair et marées de l’esprit


un verbe qui se conjugue lentement


loin de facebookinstagramtwitter

 

 

mes forêts sont des rivages


accordés à mes pas     la demeure


où respire ma vie

 

 

***


    
Mes forêts sont le bois usé d’une histoire


que racontent des lunes tenues à bout de bras


quand s’approchent la nuit et le hurlement


de nos peurs     mes forêts


sont la mise en terre de vagues immenses


et de mots que je ne reconnais pas

 

 

elles son un horizon de corps nus


sur le plateau des heures


qui bascule     soudain


la danse très lente des ombres


vient hanter la machine de nos pas

 

 

et quand les brumes s’apaisent


mes forêts sont un poignée de rayons


plantés dans le sol durci

 

 

avec le réveil d’un temps


elles sont les paupières tremblantes d’un espoir


qui parle une langue d’écorce et de souffle

 

 

langue de tous les jours


- humiliée résistante conquise invaincue – 


qui trouble et promet


avec des mots de travers     mots de trop


de peut-être


où les temps se confondent

 

 

mes forêts parlent la langue du fleuve


celle d’algue et de limon


de rivières qui débordent


corps fous de joie ou emportés


dans les remous de leur vie

 

 

elles disent nos mains d’obscurité


de frêles beautés     l’effroi


qui pèse sur demain

 

 

nos forêts


racontent une histoire

 

qui sauve et détruit


              sauve


                       et détruit

 

 

alors nous rêvons


comme la sève qui sera


comme le sang


de ce qui n’est plus

 

 

nous sommes hauteur de montagne


parmi les brumes affolées


rien ne nous appartient


nous dénouons     nous réparons


ce que nous pouvons

 

 

***

 

Mes forêts sont de longues tiges d’histoire


elles sont des aiguilles qui tournent


à travers les saisons     elles vont


d’est en ouest     jusqu’au sud


et tout au nord


mes forêts sont des cages de solitude


des lames de bois clairsemées


dans la nuit rare


elles sont des maisons sans famille


des corps sans amour


qui attendent qu’on les retrouve


au matin elles sont


des ratures et des repentirs

 

 

une boule dans la gorge


quand les oiseaux recommencent à voler


mes forêts sont des doigts qui pointent


des ailleurs sans retour

 

 

elles sont des épines dans tous les sens


ignorant ce que l’âge résout

 

 

elles son des lignes au crayon


sur papier de temps


portent le poids de la mer


le silence des nuages

 

 

mes forêts sont un long passage


pour nos mots d’exil et de survie


un peu de pluie sur la blessure


un rayon qui dure


dans sa douceur

 

 

et quand je m’y promène


c’est pour prendre le large


vers moi-même

 

 

 


Mes forêts


Editions Bruno Doucey, 2023
 

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