Hélène Dorion (1958 -) : Mes forêts
Photo : Maxyme G. Delisle
Mes forêts
Mes forêts sont de longues traînées de temps
elles sont des aiguilles qui percent la terre
déchirent le ciel
avec des étoiles qui tombent
comme une histoire d’orage
elles glissent dans l’heure bleue
un rayon vif de souvenirs
l’humus de chaque vie où se pose
légère une aile
qui va au cœur
mes forêts sont des greniers peuplés de fantômes
elles sont les mâts de voyages immobiles
un jardin de vent où se cognent les fruits
d’une saison déjà passée
qui s’en retourne vers demain
mes forêts sont mes espoirs debout
un feu de brindilles
et des mots que les ombres font craquer
dans le reflet figé de la pluie
mes forêts
sont des nuits très hautes
***
Mes forêts sont un champ silencieux
de naissances et de morts
la mémoire de saisons
qui se lèvent et retombent
mes forêts sont du temps qui s’immisce
à travers tronc branche racine
elles traversent le feuillage du jour
capturent l’ombre capturent l’éclat
elles sont la solitude disséminée
comme poussière de notre passage
une poignée de roches
qui savent les âges mes forêts
sont des traits de craie noire
les lettres désarticulées des mots
inconnus d’un matin qui hésite à venir
elles sont des ossements
que lèche l’invisible
une géométrie de souffles
et de pas qui se perdent
mes forêts sont lièvres et renards
jungle d’insectes qui scintillent
un soir d’été quand c’est l’hiver
elles sont coyote ours noir orignal
sitelle geai bleu mésange
elles dorment nues mes forêts
attendent le vent
qui les ferait tanguer
comme des bêtes ivres
qui marchent vers leurs racines
si peu me fait vivre
quand c’est plein d’étoiles
et que s’avance le poème
***
Mes forêts sont des bêtes qui attendent la nuit
pour lécher le sang de leurs rêves
gratter la terre gratter l’écorce
boire l’offrande et se glisser
dans un lit rempli de lucioles
mes forêts sont une planète silencieuse
une éclipse qui fléchit
le bois de barques à la dérive
alors qu’on croirait tout immobile
elles sont un dessin de nature morte
ignorant les écrans
sur lesquelles on les regarde
sans jamais les voir mes forêts
sont un chemin de chair et marées de l’esprit
un verbe qui se conjugue lentement
loin de facebookinstagramtwitter
mes forêts sont des rivages
accordés à mes pas la demeure
où respire ma vie
***
Mes forêts sont le bois usé d’une histoire
que racontent des lunes tenues à bout de bras
quand s’approchent la nuit et le hurlement
de nos peurs mes forêts
sont la mise en terre de vagues immenses
et de mots que je ne reconnais pas
elles son un horizon de corps nus
sur le plateau des heures
qui bascule soudain
la danse très lente des ombres
vient hanter la machine de nos pas
et quand les brumes s’apaisent
mes forêts sont un poignée de rayons
plantés dans le sol durci
avec le réveil d’un temps
elles sont les paupières tremblantes d’un espoir
qui parle une langue d’écorce et de souffle
langue de tous les jours
- humiliée résistante conquise invaincue –
qui trouble et promet
avec des mots de travers mots de trop
de peut-être
où les temps se confondent
mes forêts parlent la langue du fleuve
celle d’algue et de limon
de rivières qui débordent
corps fous de joie ou emportés
dans les remous de leur vie
elles disent nos mains d’obscurité
de frêles beautés l’effroi
qui pèse sur demain
nos forêts
racontent une histoire
qui sauve et détruit
sauve
et détruit
alors nous rêvons
comme la sève qui sera
comme le sang
de ce qui n’est plus
nous sommes hauteur de montagne
parmi les brumes affolées
rien ne nous appartient
nous dénouons nous réparons
ce que nous pouvons
***
Mes forêts sont de longues tiges d’histoire
elles sont des aiguilles qui tournent
à travers les saisons elles vont
d’est en ouest jusqu’au sud
et tout au nord
mes forêts sont des cages de solitude
des lames de bois clairsemées
dans la nuit rare
elles sont des maisons sans famille
des corps sans amour
qui attendent qu’on les retrouve
au matin elles sont
des ratures et des repentirs
une boule dans la gorge
quand les oiseaux recommencent à voler
mes forêts sont des doigts qui pointent
des ailleurs sans retour
elles sont des épines dans tous les sens
ignorant ce que l’âge résout
elles son des lignes au crayon
sur papier de temps
portent le poids de la mer
le silence des nuages
mes forêts sont un long passage
pour nos mots d’exil et de survie
un peu de pluie sur la blessure
un rayon qui dure
dans sa douceur
et quand je m’y promène
c’est pour prendre le large
vers moi-même
Mes forêts
Editions Bruno Doucey, 2023