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Le bar à poèmes
16 mai 2025

Elen Riot (1976 -) : Seizaine (6 -8)

 

Seizaine

 

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5. Un cercle d’âmes où que tu ailles


Chevalier à triste figure,


Triste sire,


hâve frère des sœurs gréées


malheureux


Qui ici passe,


Seule ton ombre fugitive,


Bientôt s’efface et paraît


un cercle d’âmes


où que tu ailles,


vaille que vaille


va et te suis.


Les corneilles sur le rivage


Te prêtent encore aujourd’hui


Leur ombre et leur chagrin refrain


Cloche de bois


carillon


Et toi aussi, corne de brume, 


Lors, quand passe le paquebot


ton grelot


fêlure du ciel


fait trembler un vent de tempête


lève du lit la pauvre vieille


elle fredonnait 


dans son coin


elle va chanter à la falaise


Où les enfants glissent leur luge.


Autres sbires, passagers du vent


Eux là-bas ne viennent qu’en bande


Forment des cercles dans le ciel.


Là où passait à travers bois,


Celui que l’okrug a exclu


Chevalier à triste figure,


Triste sire, hâve frère des sœurs gréées


par ici comme en sa mémoire


filent dans l’air, à tire-d’aile


tels des astres dans la nuit


bruissement froissé


plumes dans les feuilles


Ici font retour pour mémoire


Comme des lares, des lares ailées


Les freux, les corneilles, le corbeau,


Noir, sable, comme la braise,


Leur œil brille dans le charbon, 


Et à quelques pas vers la mer


Corne de brume, olifan


sonnent, ce serait en plein ciel


Des feux et des signaux de brume,


Un genre de lares, les laridés, 


Tête grise ou tête noire, gull,


Les grèbes fondent sur leur proie


Les sternes migrent en escadron, 


Soudain le dernier d’entre eux passe,


Comme le bruit du galet,


Par ricochet, sur l’eau


L’aile qui glisse puis qui claque


Telle la voile du caïque.


Un cercle d’âmes


où que tu ailles,


vaille que vaille


va et te suis.

 

 

6. D’avant le temps


Avant, avant,


Quand il était vivant,


Il vivait là. 


C’est là qu’il était.


Ce sont les anciennes maisons,


Celles que chante la chanson


Ce sont les plus vieilles, dit-on,


Que garde encore à ce jour


La forteresse, 


Là où dès l’aube, 


La bougie brûle


Les jardins d’hier restent verts


derrière leurs petits murets


De vieux galets gris


Qui luisent brillent sous la pluie.


Une farandole de papier, 


Quelques lampions,


Les maisons fêtent, célèbrent


un temps comme une parélie,


Un temps présent,


Un temps d’avant,


Oui, d’avant, 


Comme en miroir,


Enterré sous le sol gelé, 


Un permafrost tchernozium,


Qui remonterait chaque nuit


Ou bien où le soleil descend.


Là, maintenant,


Comme un vivant, 


C’est là qu’il vit,


C’est là qu’il est.


Avant, avant


Est-ce que même


Tu sais


Ce que veut dire avant ?


Tu es si jeune.

 

 

Pour moi avant, 


C’était le temps d’Ymir,


En ce temps-là,


Le sol n’avait pas connu l’herbe


Il n’y avait


ni terre,


ni mer,


ni ciel, 


Juste un gouffre


Et dans ce gouffre


Il n’y avait rien.


Rien.

 

 

La pierre aux images


Seule en parle


Pierre aux trois mètres de haut


De ce temps qui n’en était pas


Un âge grand


tout entier grand


si grand qu’on en parle pas


faute de mots,


ce sont les mots qui font défaut,


pour ceux qui croient l’avoir connu.


Ils disent : « J’ai vu. »


Un temps sans début et sans fin,


C’était le temps d’Ymir


Voilà          pour moi


C’était çà,


Avant.

 

 

7. Pendant le temps 


Voluspa est le chant de la sybille


Qui pleure et se lamente et parle du temps d’avant la création du monde


Elle chante Ymir


Ce chant lui est dû :


« Quand Ymir vivait bien avant il n’y avait ni sable ni mer ni vague surgissant


La terre nulle part ni ciel en haut ni gouffre béant de l’herbe nulle part »


Un homme court sur l’horizon


Voluspa est le chant de la sibylle.

 

 

8. La voix d’avant


Un chant était, pour une voix.


D’autres voix ensuite le dirent,


Reprirent le chant, changèrent d’image,


D’autres voix à leur tour chantèrent,


L’arbre verdoyant sur les sarcophages de Ravenne,


Le rouvre vert à chaîne d’or,


Tu fus l’image de ce chant,


L’eau et le sel en son ondoiement.


Ce chant, tous le connaissaient


A force de chanter un chant


Combien de tems faut-il donc


Pour le savoir, comme o dit, par cœur ?


Puis d’autres encore le changèrent


Ce chant, en effacèrent la douceur,


Celle qu’on trouve dans les syllabes


Du babil et de la berceuse.


D’autres chantèrent un autre chant.


La minuscule coloquinte


mille lunettes braquées sur elle


livrait ses mystères un à un


sous l’œil myope du microscope, 


eurêka de la découverte,


pondéreuse encyclopédie


où figurent en illustration,


vortex, spirale destrogyre,


méandre, méandre à tumulte,


et la corne de la licorne


qui, une page vous l’apprend,


était une dent de narval


ce que personne ne savait


et d’ailleurs quand tombe la nuit,


personne ne veut le savoir


le songe ramène à la maison


le vieil Ymir avec son chant


son chant du temps d’avant avant


temps de bien avant le temps


de quand le monde a commencé..

 

 

Les couleurs n’avaient pas de nom :


c’était comme fixer un feu,


ou l’intensité d’une flamme, 


et l’on ne sait pas quoi en dire, 


suivant qu’on s’éloigne, 


ou qu’on s’approche,


car nul ne sait, à l’œil nu,


 en distinguer l’ardeur,


faut-il même parler d’ardeur,


d’intensité, de pointe ?


Seuls face au monde, 


sans album, sans atlas, sans guide,


voilà qu’on réinventerait


les couleurs et les noms,


en pointant les choses alentour


en combinant, pour la nuance,


blanc d’opale, un blanc gris d’herbe sèche


indigo, bleu du ciel étoilé


rouge d’hyacinthe, plus écarlate que vermillon


aurora red, couleur de tuile


le reflet rose des falaises de craie,


les doigts de l’aurore,


l’éclat nacré des cerisiers en fleurs


le bleu noir de la prunelle


celui plus rouge du sureau


la couleur pâlie du béryl


le vert de la feuille de sauge


ce reflet ivoirin ou presque


dans le mica, le jaspe (un jaune ?)


la sanguine, le lys orangé foncé


les couleurs trouveraient un nom


et chacune aurait sa chanson


.....................................................

 

 

 

 

Revue « Babel heureuse, N° 4, automne 2018


Gwen Catalá Éditeur, 31000 Toulouse

 


De la même autrice : Seizaine (1-5) (16/05/2024)
 

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