Elen Riot (1976 -) : Seizaine (6 -8)
Seizaine
.................................................................
5. Un cercle d’âmes où que tu ailles
Chevalier à triste figure,
Triste sire,
hâve frère des sœurs gréées
malheureux
Qui ici passe,
Seule ton ombre fugitive,
Bientôt s’efface et paraît
un cercle d’âmes
où que tu ailles,
vaille que vaille
va et te suis.
Les corneilles sur le rivage
Te prêtent encore aujourd’hui
Leur ombre et leur chagrin refrain
Cloche de bois
carillon
Et toi aussi, corne de brume,
Lors, quand passe le paquebot
ton grelot
fêlure du ciel
fait trembler un vent de tempête
lève du lit la pauvre vieille
elle fredonnait
dans son coin
elle va chanter à la falaise
Où les enfants glissent leur luge.
Autres sbires, passagers du vent
Eux là-bas ne viennent qu’en bande
Forment des cercles dans le ciel.
Là où passait à travers bois,
Celui que l’okrug a exclu
Chevalier à triste figure,
Triste sire, hâve frère des sœurs gréées
par ici comme en sa mémoire
filent dans l’air, à tire-d’aile
tels des astres dans la nuit
bruissement froissé
plumes dans les feuilles
Ici font retour pour mémoire
Comme des lares, des lares ailées
Les freux, les corneilles, le corbeau,
Noir, sable, comme la braise,
Leur œil brille dans le charbon,
Et à quelques pas vers la mer
Corne de brume, olifan
sonnent, ce serait en plein ciel
Des feux et des signaux de brume,
Un genre de lares, les laridés,
Tête grise ou tête noire, gull,
Les grèbes fondent sur leur proie
Les sternes migrent en escadron,
Soudain le dernier d’entre eux passe,
Comme le bruit du galet,
Par ricochet, sur l’eau
L’aile qui glisse puis qui claque
Telle la voile du caïque.
Un cercle d’âmes
où que tu ailles,
vaille que vaille
va et te suis.
6. D’avant le temps
Avant, avant,
Quand il était vivant,
Il vivait là.
C’est là qu’il était.
Ce sont les anciennes maisons,
Celles que chante la chanson
Ce sont les plus vieilles, dit-on,
Que garde encore à ce jour
La forteresse,
Là où dès l’aube,
La bougie brûle
Les jardins d’hier restent verts
derrière leurs petits murets
De vieux galets gris
Qui luisent brillent sous la pluie.
Une farandole de papier,
Quelques lampions,
Les maisons fêtent, célèbrent
un temps comme une parélie,
Un temps présent,
Un temps d’avant,
Oui, d’avant,
Comme en miroir,
Enterré sous le sol gelé,
Un permafrost tchernozium,
Qui remonterait chaque nuit
Ou bien où le soleil descend.
Là, maintenant,
Comme un vivant,
C’est là qu’il vit,
C’est là qu’il est.
Avant, avant
Est-ce que même
Tu sais
Ce que veut dire avant ?
Tu es si jeune.
Pour moi avant,
C’était le temps d’Ymir,
En ce temps-là,
Le sol n’avait pas connu l’herbe
Il n’y avait
ni terre,
ni mer,
ni ciel,
Juste un gouffre
Et dans ce gouffre
Il n’y avait rien.
Rien.
La pierre aux images
Seule en parle
Pierre aux trois mètres de haut
De ce temps qui n’en était pas
Un âge grand
tout entier grand
si grand qu’on en parle pas
faute de mots,
ce sont les mots qui font défaut,
pour ceux qui croient l’avoir connu.
Ils disent : « J’ai vu. »
Un temps sans début et sans fin,
C’était le temps d’Ymir
Voilà pour moi
C’était çà,
Avant.
7. Pendant le temps
Voluspa est le chant de la sybille
Qui pleure et se lamente et parle du temps d’avant la création du monde
Elle chante Ymir
Ce chant lui est dû :
« Quand Ymir vivait bien avant il n’y avait ni sable ni mer ni vague surgissant
La terre nulle part ni ciel en haut ni gouffre béant de l’herbe nulle part »
Un homme court sur l’horizon
Voluspa est le chant de la sibylle.
8. La voix d’avant
Un chant était, pour une voix.
D’autres voix ensuite le dirent,
Reprirent le chant, changèrent d’image,
D’autres voix à leur tour chantèrent,
L’arbre verdoyant sur les sarcophages de Ravenne,
Le rouvre vert à chaîne d’or,
Tu fus l’image de ce chant,
L’eau et le sel en son ondoiement.
Ce chant, tous le connaissaient
A force de chanter un chant
Combien de tems faut-il donc
Pour le savoir, comme o dit, par cœur ?
Puis d’autres encore le changèrent
Ce chant, en effacèrent la douceur,
Celle qu’on trouve dans les syllabes
Du babil et de la berceuse.
D’autres chantèrent un autre chant.
La minuscule coloquinte
mille lunettes braquées sur elle
livrait ses mystères un à un
sous l’œil myope du microscope,
eurêka de la découverte,
pondéreuse encyclopédie
où figurent en illustration,
vortex, spirale destrogyre,
méandre, méandre à tumulte,
et la corne de la licorne
qui, une page vous l’apprend,
était une dent de narval
ce que personne ne savait
et d’ailleurs quand tombe la nuit,
personne ne veut le savoir
le songe ramène à la maison
le vieil Ymir avec son chant
son chant du temps d’avant avant
temps de bien avant le temps
de quand le monde a commencé..
Les couleurs n’avaient pas de nom :
c’était comme fixer un feu,
ou l’intensité d’une flamme,
et l’on ne sait pas quoi en dire,
suivant qu’on s’éloigne,
ou qu’on s’approche,
car nul ne sait, à l’œil nu,
en distinguer l’ardeur,
faut-il même parler d’ardeur,
d’intensité, de pointe ?
Seuls face au monde,
sans album, sans atlas, sans guide,
voilà qu’on réinventerait
les couleurs et les noms,
en pointant les choses alentour
en combinant, pour la nuance,
blanc d’opale, un blanc gris d’herbe sèche
indigo, bleu du ciel étoilé
rouge d’hyacinthe, plus écarlate que vermillon
aurora red, couleur de tuile
le reflet rose des falaises de craie,
les doigts de l’aurore,
l’éclat nacré des cerisiers en fleurs
le bleu noir de la prunelle
celui plus rouge du sureau
la couleur pâlie du béryl
le vert de la feuille de sauge
ce reflet ivoirin ou presque
dans le mica, le jaspe (un jaune ?)
la sanguine, le lys orangé foncé
les couleurs trouveraient un nom
et chacune aurait sa chanson
.....................................................
Revue « Babel heureuse, N° 4, automne 2018
Gwen Catalá Éditeur, 31000 Toulouse
De la même autrice : Seizaine (1-5) (16/05/2024)