Erwin Kruk (1941 – 2017) : Langue
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Photo: Museum Olsztyn
Langue
Langue à bout de souffle,
De ma Terre de Nod
Sur le chemin de la mer.
Comme le gibier sauvage
Traqué, fuyant
Les braconniers.
Cachée parmi les voisins
Et qui perd son souffle.
Partie de la face de la terre.
Cette langue. Je la vois encore
Saigner au fil des siècles
Au-dessus de l’horizon vagabond
Se retourner
Comme un spectre timide
Vers le Nord natal.
Là-bas brille son stigmate et sa sainteté
Et le péché des tribus baltes
Je vois sa tête comme une tête qui choit.
Des fils célestes
Sur les tempes lézardées
De la fumée de cheveux défaits.
« Nusam deininan geittin
dais numons schindeinan »
Dans le reflet des nuages blessés
Dans les bouches ouvertes du soir
La vanité sacrifiée :
« Pardonne-nous nos offenses »
Elle va droit devant
Privée des gens et de la terre
La langue que les fleuves ont conduite,
Des voix des demeures au bord de l’eau,
L’émeraude des pins et les bosquets de chêne,
Tribus prussiennes et nuages païens,
Le beau temps d’autrefois
De l’existence insouciante.
Expéditions dangereuses,
Replis nécessaires vers la mer,
Silences infinis
Tumulus éventrés.
La langue après laquelle sont restés
Des visages perdus par les siècles
Et des prénoms obscurs,
Explications hâtives
Comme l’influence de dialectes étranges.
Et puis des langues mêlées
Partagées selon leurs parlers et croyances,
Rechercher les étrangers et repousser les étrangers
Et le silence sur une respiration retenue
Qui démarquait
Le ruisseau, les hameaux et les collines,
La méfiance de la langue perdue,
Ses lamentations vaines.
Il me semble parfois
Que les nuages les herbes et les forêts le savent.
Eux aussi ont beaucoup marché.
Les langues étrangères
Les ont chassés jusqu’à la mer.
Elles ont écouté les voix essoufflées,
Les vents et tempêtes qui éclataient
Quand les vagues immémoriales retournaient
Inscrites dans la lumière et le sel
Pages tombées dans l’oubli.
La langue est un peu obscure
Comme dans l’anonymat
Comme dans le murmure de la mer scrupuleuse
Un peu morte et lointaine.
Mais tout est en elle
Ce qui était promesse
Et vie se meut :
L’étoile du petit matin et du soir,
Arêtes sur les dunes
Et sur la peau vorace de la mer
Roulent des boules de poils.
Et les pleurs et les joies des exilés.
Et leur perte moins pesante
Visage de la terre
Traduit du polonais par Frédérique Laurent
in, « Ciel et lacs. Anthologie de poètes de Varmie- Mazurie »
Editions Folle Avoine, 35137 Bédée, 2019
Du même auteur : Ce n’est pas là-bas (25/01/2024)