Allen Ginsberg (1926 – 1997) : Kaddish II (2)
II
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Grâce à Elanor elle travaillait au Cercle Prolétarien, elle s’en sortit, faisant
des enveloppes – elle achetait la soupe de tomate Campbell – économisant
l’argent que Louis lui expédiait -
Plus tard elle se fit un ami, c’était un docteur – le Docteur Isaac qui
travaillait pour le Syndicat National Maritime – maintenant Italien chauve,
vieille poupée grassouillette – lui-même orphelin – mais ils l’ont foutu à la
porte – Vieilles cruautés –
Plus cradoque, affalée sur un lit ou sur une chaise, rêvassant, en corset –
« j’ai chaud – Je grossis – J’avais une si belle ligne avant d’aller à l’hôpital –
Tu aurais dû me voir à Woodbine » - Ceci dit dans une chambre meublée près
du Hall du N.M.U. en 1943.
Regardant les photos de bébés nus dans le magazine – publicités pour le
talc, aliments premier âge, carottes agneau – « Je ne penserai que de belles
choses. »
A la fenêtre en été, sa tête dodelinante, hypnotisée, son rêve roucoulant de
souvenirs –
« Je touche sa joue, il touche mes lèvres ave ses doigts, j’ai de belles
pensées, je touche sa joue, le bébé a de belles mains. » -
Ou un truc-Non de tout son corps, dégoût – évocation de Buchenwald – un
flot d’Insuline circule dans sa tête – une grimace, un spasme nerveux à
l’Involontaire (le spasme lorsque je pisse) – mauvais chimie dans son cortex –
« On ne pense pas à cela. C’est un rat. »
Naomi : « Et quand nous mourons nous devenons oignon, chou, carotte,
courgette, légume. » Je viens dans la basse ville, de Columbia, et je suis
d’accord. Elle lit la Bible, a de belles pensées toute la journée.
« Hier, j’ai vu Dieu. Comment était-il ? Eh bien dans l’après-midi j’ai
grimpé sur une échelle – il y a une cabane miteuse à la campagne, comme
Monroe, N.Y., des élevages de poulets dans les bois. C’est un vieillard solitaire
avec une barbe blanche.
« Pour lui j’ai préparé le souper. Un bon souper – Soupe de lentilles,
légumes, pain & beurre – miltz – il s’est assis et a mangé, il était triste.
« Je lui ai dit. Regarde toute cette bagarre, toutes ces tueries en bas, Qu’y a-
t-il ? Pourquoi ne les arrêtes-tu pas ?
« J’essaie, dit-il – C’est tout ce qu’il pouvait faire, il avait l’air épuisé. Il a
été célibataire si longtemps, et il aime la soupe aux lentilles. »
Entre-temps me servant un plat de poisson froid – choux crus hachés
dégoulinant de l’eau du robinet – tomates puantes – nourriture style La Vie
Claire vieille d’une semaine – betteraves et carottes râpées baignant dans le
suint tiède – De plus en plus de graille – Je ne peux rien manger, nausée
quelquefois – la Charité de ses mains puantes de Manhattan, folie, ou désir de
me plaire, poisson froid, mal cuit – rouge pâle près des arâtes. Ses odeurs – et
souvent nue dans la chambre je regarde ailleurs, je feuillette un livre,
l’ignorant.
Une fois j’ai pensé qu’elle voulait que je la baise – elle flirtait avec elle -
même devant l’évier – couchée sur l’énorme lit qui occupait presque toute la
pièce, robe levée autour des hanches, grande fendasse poilue, cicatrices
d’opération, pancréas, blessures ventrales, avortements, appendice, points de
suture étirant les bourrelets comme d’épaisses fermetures-éclairs hideuses –
longues lèvres loqueteuses entre les jambes – Quoi, même l’odeur d’un cul ?
J’avais froid – plus tard un peu écoeuré, mais pas trop – semblait peut-être une
bonne idée d’essayer – connaître le Monstre du Commencement de la Matrice
- Peut-être – de cette façon. S’en ferait-elle ? Elle a besoin d’un amant.
Yisborach, v’yistabach, v’yispoar, v’yisroman, v’yisnaseh, v’yishador,
v’yishalleh, v’yishallol, sh’meh, d’kudsho, b’rich hu.
Et Louis se réinstallant à Paterson dans un taudis du quartier nègre – vivant
dans des chambres noires – mais ayant trouvé une fille qu’il épousa plus tard,
encore amoureux – séché et timide – pendant 20 ans blessé par le fol idéalisme
de Naomi.
Longtemps après je suis revenu de New York, il est seul assis dans la
chambre à coucher devant son bureau se retourna et me vit – et pleura yeux
rougis derrière ses lunettes –
Que nous l’ayons quitté – Gene bizarrement dans parti l’armée - elle toute
seule à New York, presque infantile, dans son garni., Alors Louis descendait en
ville prendre son courrier à la poste et enseigner au lycée – restait devant son
bureau de poésie, misérable – mangeant le chagrin à Bickford toutes ces
années – sont parties.
Eugène démobilisé est revenu transformé et seul – s’est arrangé le nez dans
une opération juive - il arrêtait les filles dans Broadway pour une tasse de café
et pour mieux se faire foutre – Est allé à l’Université de N.Y., très sérieux, pour
finir son Droit –
Et Gene a vécu avec elle, mangeant son pâté de poisson nu, bon marché, de
plus en plus folle – Il maigrissait, ou se sentait impuissant, Naomi prenait des
poses de 1920 et faisait des références à la lune, à moitié nue dans lit à côté,
rongeait ses ongles et étudiait – était l’infirmier-fils insolite – L’année
suivante il déménagea près de Columbia – bien qu’elle désirât vivre près de ses
enfants –
« Ecoute je t’en supplie je suis ta mère » - Louis lui envoyait toujours ses
chèques – Et moi dans une maison de dingues cette année-là, pendant 8 mois –
mes propres visions absentes de cette Lamentation –
Mais est devenue à moitié folle – Hitler dans sa chambre, elle voyait sa
moustache dans l’évier – peur du Docteur Isaac, le soupçonnant d’être un
membre du Complot de Newark – Est allée dans le Bronx vivre près du Cœur
Rhumatisant d’Elanor –
Et l’Oncle Max ne se levait jamais avant midi, Naomi dès 6 heures du matin
écoutait la radio pour déjouer les espions – ou fouillait la fenêtre,
car dans le terrain vague rampait un vieillard avec son sac qui bourrait son
manteau noir pendeloquant de paquets d’ordure.
Edie la sœur de Max travaille – 17 ans employée aux écritures à Gimbels –
vivait en bas, divorcée – Edie prit Naomi chez elle Avenue Rochambeau –
Woodlawn Cemetery de l’autre côté de la rue, grande vallée de tombeaux
où Poe – Tête de ligne du Bronx – Beaucoup de communistes dans ce quartier.
Qui s’est inscrite aux cours du soir de peinture au Lycée Adulte du Bronx –
marchant seule sous le Van Cortland Metro Aérien pour se rendre en classe –
elle peignait des Naomismes –
Des être humains assis dans l’herbe dans un Camp Sans Souci, étés de jadis
- Des saints aux figures flasques sortis de l’hôpital, en pantalons qui depuis
longtemps leur vont mal –
Des mariées devant le Lower East Side avec des petits mariés – des Trains
Aériens perdus roulant sur les toitures babyloniennes du Bronx –
Peintures tristes – mais elle s’exprimait. Sa mandoline partie toutes les
cordes cassées dans sa tête, elle essayait. Vers la Beauté ? quelques Vieux
Messages de la vie ?
Commença à donner des coups de pieds à Elanor, et Elanor était cardiaque –
monta les escaliers pour la questionner sur l’Espionnite, pendant des heures –
Elanor à bout de nerfs, Max dans son bureau faisait des comptes pour les
magasins de cigares, tard dans la nuit.
« Je suis une grande dame – suis une vraie belle âme – et à cause de cela ils
(Hitler, Grand-Mère, Hearst, les Capitalistes, Franco, Le Daily News, les
Années20, Mussolini, les morts-vivants) veulent m’enfermer. – Buba est à la
tête d’un réseau-araignées. » -
Donnant des coups de pied aux filles, Elanor & Edie – réveilla Edie à minuit
pour lui dire qu’elle était une espionne, Elanor un rat. Edie travaillait toute la
journée et ne pouvait supporter cela – Elle organisait le Syndicat. – Et Elanor
commençait à se mourir, en haut, au lit.
Les parents me téléphonent., elle est au plus mal – j’étais le seul qui restait –
Ai pris le Métro avec Eugène pour la voir, nous mangeâmes du vieux poisson –
« Ma sœur chuchote à la radio – Louis doit être dans l’appartement – sa
mère lui dit quoi dire – MENTEURS ! – j’ai fait la cuisine pour mes deux
enfants – J’ai joué de la mandoline » -
Hier soir le rossignol me réveilla / hier soir tout était calme / il chantait dans
le clair de lune doré / de la colline hivernale. Elle l’a fait.
Je l’ai poussée contre la porte et j’ai crié « NE DONNE PLUS DE COUPS
DE PIED A ELANOR ! » - elle me dévisagea – Mépris – meurs – ne croyait
pas que ses fils étaient si naïfs, si bêtes – Elanor est la pire espionne ! Elle
reçoit des ordres ! »
« - Il n’y a pas de micros dans cette pièce ! » - Je l’engueule – dernier fossé,
et Eugène sur le lit écoutant - que peut-il faire pour échapper à cette Mama
fatidique – Ca fait des années que tu as quitté Louis – Grand-Mère trop vieille
pour marcher » -
Alors nous sommes tout à coup vivants – même moi Gene &Naomi dans
cette unique pièce Cousinesque Mythologie – s’invectivant les uns les autres
dans l’Eternité – Moi en jaquette Columbia, elle a moitié déshabillée.
Je tente de la dissuader cette tête de marbre qui voyait des Radios, Bâtons,
Hitlers – la gamme des Hallucinations – pour de vrai – son seul univers – où
un chemin ne va nulle part – vers le mien – Aucune Amérique, pas même un
monde –
Comme tous ces hommes vous allez, comme Van Gogh, comme la folle
Hannah, tous identiques – vers le Jugement – Tonnerre, Esprits, Foudre !
J’ai vu ta tombe ! O étrange Naomi ! La mienne – tombeau dingue – Shema
Y’Israël – je suis Svul Avrum – toi – dans la mort ?
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Traduit de l'américain par Mary Beach et Claude Pélieu
Christian Bourgois éditeur, 1976
Du même auteur :
Kaddish I (25/10/2016)
Howl (25/10/2017)
Tournesol soutra / Sunflower sutra (25/10/2018)
Transcription de musique d’orgue / Transcription of organ music (25/10/2019)
Song (25/10/2020)
L’automobile verte / The green automobile (25/10/2021)
Ode à l’échec / Ode to failure (25/10/2022)
Kaddish II (1) (25/10/2023)