Valéry Larbaud (1881 -1957) : Europe (I-IV)
Europe
La douceur de l’Europe
Etienne Pasquier
I
Un minuit en mer comme il y en a tant :
Le Cunarder au bruit doux sur la mer sans lune.
Il ferait chaud, n’était ce vent.
Le bruit de la vague la plus voisine : un éclaboussement ;
Et l’autre vague un peu plus loin : une aspersion ;
Et l’autre encore : un grondement lointain ;
Et l’autre, se retournant, fait « Chut ! »
Et toutes les vagues de la mer longtemps murmurent.
Les salons sont pleins de lumière sous les ponts,
Et pleins de Messieurs en noir et de Dames en robes basses.
Savoure, ô faible cœur, l’angoisse de cette heure.
Ne songe plus qu’à ton enfance. Quoi, tu pleures ?
Non, non, ne pleure pas : écoute les tziganes
Qui jouent dans le restaurant, à l’arrière...
Le poète est debout auprès de sa compagne
Etendue sur un divan, sous des fourrures, à l’avant,
« Un ange, une jeune Espagnole » qui par instants,
Pensant à lui, lui dit à mi-voix :
« Mein Liebling ! »
Et de nouveaux le bruit indifférent des vagues.
Tiens, un éclair !
Mais non ; ce n’est pas possible ; il fait beau temps...
Et toujours le vent et le bruit des flots sans fin...
Encore un ! Là, là-bas, regarde !
C’est toujours dans ce même coin du ciel.
Ca passe comme une faux sur des avoines.
Tiens, encore ;
Ca dure une seconde à peine. On dirait
Que cela tourne.
Là : il passe !...
J’ai vu le feu tourner ; le phare, comme un dément
Tourne sa tête flamboyante dans la nuit, géant derviche,
Et, dans son vertige de lumière,
Il éclaire la route de campagne, la haie en fleurs, la chaumière,
Et le bicycliste attardé, et la voiture du médecin sur la lande,
Et les abîmes déserts où le paquebot fait route.
J’ai vu le feu tourner, et je me tais.
Demain matin, les gens du salon, montant sur le pont
Où le vent piquera leurs joues et leurs yeux froids,
Crieront : « La Terre ! »
Et s’extasieront dans leur cache-nez.
Europe, c’est donc toi, je te surprends de nuit,
Je vous retrouve dans votre lit parfumé, ô mes amours !
J’ai vu la première et la plus avancée
De tes milliards de lumières.
Là, dans ce petit coin de terre, tout rongé
De l’Océan qui embrasse d’immenses îles
Dans les mille replis de ses gouffres inconnus,
Là, sont des nations civilisées,
Avec leurs capitales énormes, et lumineuses, la nuit,
Que même au-dessus des jardins leur ciel est rose.
Les banlieues se prolongent dans les prairies teigneuses,
Les réverbèrent éclairent les routes au-delà des portes ;
Les trains illuminés glissent dans les tranchées ;
Les wagons-restaurants sont pleins de gens à table ;
Les voitures en rangs noirs, attendent
Que les gens sortent des théâtres, dont les façades
Se dressent toutes blanches sous la lumière électrique
Qui siffle dans les globes laiteux incandescents.
Les villes tachent la nuit comme des constellations :
Il y en a au sommet des montagnes,
A la source des fleuves, au milieu des plaines,
Et dans les eaux mêmes, où elles mirent leurs feux rouges...
« Demain, tous les magasins seront ouverts, ô mon âme... »
II
Fi des pays coloniaux qui n’ont pour eux
Que les merveilles de la nature, et n’ont pas su
Même se procurer un Théocrite,
Dégoût des jours passés sur le hamac,
En vêtement de toile, dans des villes sans boutiques :
Dégoût des chasses aux bêtes fauves, des résidences
Royales des Indes et des cités d’Australasie,
Où l’on ne fait que penser à toi, par toi, Europe.
Car là, dans le brouillard, sont les bibliothèques !
Oh ! tout apprendre, oh ! tout savoir, toutes les langues !
Avoir lu tous les livres et tous les commentaires ;
Oh, le sanscrit ; l’hébreu, le grec et le latin !
Pouvoir se reconnaître dans un texte quelconque
Qu’on voit pour la première fois ! et dominer le monde,
Par la science, de la coulisse, comme on tiendrait
Dans un seul poing les ficelles de ces pantins multicolores.
Sentir qu’on est si haut qu’on est pris de vertige,
Comme si quelqu’un vous murmurait les mots :
« Je te donnerai tout cela », sur la montagne !
III
Europe ! Tu satisfais ces appétits sans bornes
De savoir, et les appétits de la chair,
Et ceux de l’estomac, et les appétits
Indicibles et plus qu’impériaux des Poètes,
Et tout l’orgueil de l’Enfer.
(Je me suis parfois demandé si tu n’étais pas une des marches, un canton
adjacent de l’Enfer.)
O ma Muse, fille des grandes capitales ! tu reconnais tes rythmes
Dans ces grondements incessants des rues interminables.
Viens, quittons nos habits du soir, et revêtons
Moi ce veston usé et toi cette robe de laine,
Et mêlons-nous au commun peuple que nous ignorons,
Allons danser au bal des étudiants et des grisettes,
Allons nous encanailler au café-concert !
Dis-toi
Que nous sommes ici que des hôtes de passage
Dont les empreintes marquent à peine, sans doute,
Sur cette boue légère et brillante que nous foulons.
Quand nous voudrons, nous rentrerons aux forêts vierges,
Le désert, la prairie, les Andes colossaux,
Le Nil blanc, Téhéran, Timor, les Mers du Sud,
Et toute la surface planétaire sont à nous, quand nous voudrons !
Car si j’étais un de ceux-là qui vivent toujours ici
Travaillant du matin au soir dans des usines,
Et dans les bureaux, et allant dans des soirées,
Ou jouer pour la centième fois un rôle dans un théâtre,
Ou dans les cercles, ou dans les réunions hippiques,
Je n’y pourrais tenir ! et tel qu’un paysan
Qui revient après avoir vendu sa récolte à la ville,
Je partirais,
Un bâton à la main, et j’irais, j’irais,
Je marcherais sans m’arrêter vers l’Equateur !
Pour moi,
L’Europe est comme une seule et grande ville
Pleine de provisions et de tous les plaisirs urbains,
Et le reste du monde
M’est la campagne ouverte où, sans chapeau,
Je cours contre le vent en poussant des cris sauvages !
A. O. Barnabooth. Ses œuvres complètes
Editions de la Nouvelle Revue Française, 1913
Du même auteur :
Carpe diem… (30/07/2015)
Thalassa (22/10/2016)
Prologue (22/10/2017)