Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Le bar à poèmes
16 août 2024

Valéry Larbaud (1881 -1957) : Europe (V-VI)

 

Europe

 

V

Eau de l’Océan Atlantique

Dans la baignoire d’argent de ma maison de Londres,

Que ton odeur m’est douce et âpre, tandis

Que d’un bras humide

J’agite devant ma face un éventail parfumé !

Oh ! ici enfin je suis bien, avec l’Océan chez moi

Et Grosvenor Square vu à travers mille fleurs aux fenêtres.

Ma belle maison ! (Combien différente

De celle où je naquis à Campamento,

Au bord du désert d’Arequipa – au diable.)

Mais quoi ! je sens qu’il faut à ce cœur du vagabond

La trépidation des trains et des navires,

Et une angoisse sans bonheur sans cesse alimentée.

 

VI. STOCKHOLM

 

Fillettes qui vendez les journaux, court-vêtues,

En bleu clair avec des cols marins blancs,

Vous revoilà, toujours pour moi mystérieuses.

On se sait : vous avez entre douze et vingt ans ;

On se demande si vous avez des amoureux ;

Vous vous ressemblez non seulement de costume,

Mais de visage, beaux visages blancs, brillants,

Aux traits aimablement durs, aux yeux farouches et bleus.

Il y a quelques années, je fus amoureux de vous toutes,

Comme j’ai été amoureux des bouquetières romaines,

Des jeunes filles de l’île de Marken, qu’on va voir d’Amsterdam,

Des paysannes de Corfou, et même aussi

D’une fausse bohémienne joueuse d’orgue de Barbarie à Londres.

Le déguisement émeut toujours mon cœur de poète,

Et votre vue me fait imaginer des aventures.

 

Djürgarden, jardins pâles loin des quais de pierres

Grises d’un gris si doux, si pur et estival !

Je veux errer dans ces bocages, le long de ces théâtres,

Le cœur tout alourdi de caloric-punch glacé.

J’irai dans les jardins des restaurations

Où les messieurs enivrés dorment sur les tables ;

J’irai entendre là les derniers airs de Berlin.

Et puis je regarderai l’étalage merveilleux

Du marchand de phonographes qui est au coin de l’Arsenalsgatan

Et la statue de Charles XII me sourira dans les verdures de cette place

     ombreuse et douce

Où j’ai souffert.

 

Stromparterren, place où l’on boit, au bord des eaux,

Comme dans l’eau, et sous un pont, sous des feuillages,

Le soir, du caloric-punch, et des liqueurs que l’on ne sert

Qu’en flacons d’un quart de litre, qu’il faut bien vider !

Cela est la plus douce chose de Stockholm.

Cela fait penser à Venise et à des soirs sur la Tamise,

Et c’est plus beaux que les marchandes de journaux... ?

Et pour vous garantir de l’humidité des soirs,

On vous fait envelopper d’une couverture de laine

D’un rouge éclatant, en sorte

Que les dames sont toutes des petits Chaperons Rouges.

                                                                               1905

 

A. O. Barnabooth. Ses œuvres complètes

Editions de la Nouvelle Revue Française, 1913

Du même auteur :

Carpe diem… (30/07/2015)

Thalassa (22/10/2016)

Prologue (22/10/2017)

Europe (I-IV) (17/08/2024)

Commentaires
Le bar à poèmes
Archives
Newsletter
106 abonnés