Valéry Larbaud (1881 -1957) : Europe (VII- XI)
Europe
VII. LONDRES
Après avoir aimé des yeux dans Burlington Arcade,
Je redescends Piccadilly à pied, doucement.
O bouffées de printemps mêlées à des odeurs d’urine,
Entre les grilles du Green Park et la station des cabs,
Combien vous êtes émouvantes !
Puis, je suis Rotten Row, vers Kensington, plus calme,
Moins en poésie, moins sous le charme
De ces couleurs, de ces odeurs et de ce grondement de Londres.
(O Johnson, je comprends ton cœur, savant Docteur,
Ce cœur tout résonnant des bruits de la grand’ville :
L’horizon de Fleet Street suffisait à tes yeux.)
O jardins verts et bleus, brouillards blancs, voiles mauves !
Barrant l’eau de platine morne du Bassin,
Qui dort sous l’impalpable gaze d’une riche brume,
Le long sillage d’un oiseau d’eau couleur de rouille...
Il y a la Tamise que Madame d’Aulnoy
Trouvait « un des plus beaux cours d’eau du monde »,
Ses personnages historiques y naviguaient, l’été,
Au soir tombant, froissant le reflet blanc
Des premières étoiles ;
Et les barges, tendues de soie, chargées de princes,
Et de dames couchés sur des carreaux brodés,
Et Buckingham et les menines de la Reine,
S’avançaient doucement, comme un rêve, sur l’eau,
Ou comme notre cœur se bercerait longtemps
Aux beaux rythmes des vers royaux d’Alber Samain.
La rue luisante où tout se mire ;
Le bus multicolore, le cab noir, la girl en rose
Et même un peu de soleil couchant on dirait...
Les toits lavés, le square bleuâtre et tout fumant...
Les nuages de cuivre sali qui s’élèvent lentement...
Accalmie et tiédeur humide, et odeur de miel du tabac ;
La dorure de ce livre
Devient plus claire à chaque instant : un essai de soleil sans doute.
(Trop tard, la nuit le prendra fatalement.)
Et voici qu’éclate l’orgue de barbarie après l’averse.
VIII. BERLIN
Jaune postérité du plus grand des grands hommes,
Tu débordes déjà sur le monde de tous côtés,
Et, depuis mon dernier séjour,
Moabit a grandi comme une ville américaine ;
Mère aux nombreux enfants, Berolina féconde ;
J’aspire ton air joyeux et froid, pur et grandiose
Avec délices, ce soir de novembre.
C’est donc l’air qu’il a respiré, lui aussi,
Le prince au nez proéminent hors du tricorne !
On n’a rien changé aux vieux palais Louis-Quatorze. Ici.
Tout date du roi de Prusse, et rien d’important
N’a été bâti depuis 1810. Il reviendrait
A l’heure de la parade, un matin âpre et bleu,
Sur l’Opernhaus Platz, et retrouverait
A leur place éternelle, les vieux monuments pseudo-classiques ;
Mais tout autour de lui,
Comme Boston, New-York, San-Francisco et Chicago,
Poussant vers les horizons leurs rues immenses et leurs maisons énormes
A n’en plus finir, sa ville !
IX
Des villes, et encore des villes :
J’ai des souvenirs de villes comme on a des souvenirs d’amours :
A quoi bon en parler ? Il m’arrive parfois,
La nuit, de rêver que je suis là, ou bien là,
Et au matin je m’éveille avec un désir de voyage.
Mon Dieu, faut-il mourir !
Il faudra suivre à travers la maladie et dans la mort
Ce corps que l’on n’avait connu que dans le péché et dans la joie ;
O vitrines des magasins des grandes voies des capitales,
Un jour vous ne refléterez plus le visage de ce passant,
Tant de courses dans les paquebots, dans les trains de luxe,
Aboutiront donc un jour au trou du tombeau ?
On mettra la bête vagabonde dans une boîte,
On fermera le couvercle, et tout sera dit.
Oh ! qu’il me soit donné, encore une fois,
De revoir quelques endroits aimés, comme
La place du Pacifique, à Séville ;
La Chiaja fraîche et pleine de monde ;
Dans le jardin botanique de Naples
La fougère arborescente, l’arbre jeune-fille
Que j’aime tant, et encore
L’ombre légère des poivriers de l’avenue de Képhissia ;
La place du Vieux-Phalère, le port de Munychie, et encore
Les vignes de Lesbos et ses beaux oliviers
Où j’ai gravé mon nom de poète lyrique ;
Et puis aussi
Cette plage, Khersonèse, près de Sébastopol,
Où la mer est parmi les ruines, et où un savant
Montre avec amour une affreuse idole kirghize,
Lippue, ayant un sourire idiot sur ses grosses joues de pierre,
Et surtout, ah surtout !
Kharkow,
Où je sentis, pour la première fois,
Le soupir de vierge de la Muse soulever mon sein craintif ;
Une ville pour moi :
Dômes d’or au sein des solitudes,
Palais dans le désert, chaud soleil rouge au loin sur la poussière ;
Et, dans les quartiers pauvres,
Les mille enseignes des marchands de vêtements :
Les maisons basses, aux murs blancs, couverts
De gros bonshommes peints, sans tête...
X
Et toi, Italie, un jour, à genoux,
J’ai baisé pieusement la terre tiède, tu le sais ;
O région du Ciel (n’es-tu pas de saphir, d’azur et d’argent ?)
Région du Ciel, enchaînée
Au milieu des flots qui se font, pour l’exilée,
Pareils à un autre Ciel ;
O enchaînée par les Néréides, comme Andromède,
En pensée, d’ici, encore une fois,
Je baise avec une horreur sacrée ton ventre
Et tes beaux flancs fécondés par les dieux...
XI
Au bout de la petite rue en pente, je reconnais
Ce ciel et cette mer, et ce parfum aussi,
Et, rivage, je cours vers toi.
O mon Welschland béni ! Romania solaire !
Glorieux fumiers, haillons divins, vous voilà ;
Enfants nus, rouges vieillards fumeurs de pipes,
Vieillardes aux mains noires, adolescentes aux fortes voix,
Et toi mer !
Laissez-moi seul, laissez-moi seul avec la mer !
Nous avons tant de choses à nous dire, n’est-ce pas ?
Elle connaît mes voyages, mes aventures, mes espoirs ;
C’est de cela qu’elle me parle en se brisant
Sur les cubes de granit et de ciment de la jetée ;
C’est ma jeunesse qu’elle déclame en italien.
Un instant nous chantons et nous rions ensemble ;
Mais déjà c’est l’histoire d’un autre qu’elle raconte.
Jetons du sable et des cailloux à l’oublieuse,
Et allons-nous-en !
A. O. Barnabooth. Ses œuvres complètes
Editions de la Nouvelle Revue Française, 1913
Du même auteur :
Carpe diem… (30/07/2015)
Thalassa (22/10/2016)
Prologue (22/10/2017)
Europe (I-V) (17/08/2024)
Europe (V-VI) (17/08/2024)