Francis Ponge (1899 – 1998) : L’asparagus
L’asparagus
Plus divisément encore que chez le cèdre, admiré-je peut-être chez
l’asparagus cette façon de plafonner par chacun de ses hauts étages, de ne
présenter au salut de la lumière (ou mettons à l’atterrissage en douce des avions
de lumière) que le dos de ses mains à hauteur de lèvres suspendues; d’étendre
aussi largement ses générosités, ses largesses - c’est-à-dire non seulement
l’ombre qu’il procure, mais ses pluies : pluies fines, non seulement d’ombres
mais de graines... car chacune de ses branches est un long nuage effilé, un
large nuage profilé – comme ceux qui s’étirent à l’horizon sur les plaines aux
heures des crépuscules, crépuscules d’orient comme d’occident, lorsque
s’apaisent les vents. Ainsi s’immobilisent de longues rames de wagons violets
abandonnées par leurs locomotives quand celles-ci sont rentrées dans leurs
rotondes, leurs rosaces en verrières, qui s’empourprent et s’enfument :
vraiment la rosace des vents, bouquet de larges anémones vues à travers des
branches de cèdres.
Ainsi, les branches de l’asparagus offrent-elles à l’admiration la plus vaste
surface possible.... Bien plus, c’est recto verso.
Ce pourquoi tous les arbres ordinairement se contorsionnent, elles
l’obtiennent très calmement.
Ô palmes horizontalement divisées à l’extrême ! Ô toits pour le support des
plus nobles sentiments !
Merveilleusement arasés, ces hauts-tapis volants-sur-place, planants, ces
gazons maigres suspendus...
Strates en l’air... Ces tapis, ces tamis...
Flottilles de poissons plats à l’arrêt : soles, limandes, plies...
Flottilles de poissons squelettiques, fines charpentes faites des squelettes de
ce genre de poissons, immobiles...
*
Voyons maintenant l’asparagus dans un bouquet.
Si peut-être, en effet, je le préfère au cèdre, c’est qu’il entre en composition
dans ces bouquets où roses, mimosas et tous autres branchages d’arbustes,
faisant preuve d’une grande énergie ascensionnelle en spirale et se couronnant
aux faîtes d’énormes, de sensationnelles, solennelles et organiques floralies, y
paraissent dès lors beaucoup plus merveilleux.
Oui, c’est l’asparagus, par le contraste de ses tranquilles horizontales
largesses, qui fait goûter au maximum la prodigieuse ressource hélicoïdale des
roses, la vaillance jusqu’au pavois en trompettes déchiquetées à bout de tige
par la violence de propos des œillets, la dispersion divinement fantaisiste de la
poussinière de soleils du mimosa...
Ô rivages du Pacifique, atolls où, dans les hauts volcans cristallins des
vases, s’élancent, parmi les bosquets de palmiers, les cocotiers !
*
Ce que nous aimons davantage encore, par opposition, dans les mimosas
dont les faîtes voisinent, c’est, par leurs soleils (fleurs à la fois et graines),
l’impression de provision qu’ils nous donnent : que cela se resèmera,
richement. Généreusement.
Voici ce que nous aimons surtout dans les fleurs : paradoxalement, leur
durée. Le sentiment qu’elles donnent d’un pouvoir dans le temps, disséminé
dans l’espace. Leur côté bombes de graines. Le mouvement vers l’avenir que
cela comporte, et suscite en l’esprit. Leur côté bombes qui vont éclater, la
connaissance de leur pouvoir, de leur charge de semences.. Cela, à la fois
glorieux et touchant, faible, désarmant. Leur côté bulles éphémères, feux
d’artifice de la générosité spécifique ou familiale, lâchers de possibles,
promesses de générations...¨
Ô la vertigineuse vitesse de la course ascensionnelle hélicoïdale des roses
(et de tous autres rameaux et branchages), pour provoquer, produire par
endroits certains nœuds, où les graines à succès seront incluses, s’incluront,
où la vie à l’abri s’enclora (s’encloîtrera). D’où encore cette torsion à l’infini...
ligne de compromis entre le désir et la maladresse (due justement à la vitesse
de l’élan, à la violence du désir)..., cette torsion, pour se détordre ensuite – ce
qu’on appelle s’épanouir - et lâcher ses graines, nouveaux nœuds, etc.
C’est ainsi que croissent la plupart des végétaux, faisant confiance aux
vertus de la vitesse, de la violence et, à proprement parler, précipitation du
désir, pour formes ces nœuds, embarras embouteillages éclatants où les
graines se créeront.
Ainsi tournent les derviches, certaines danseuses. Ainsi dans les bouches
tournent les langues, se forment les paroles....
Et c’est alors (voici à nouveau l’asparagus), c’est alors que les ailes, les bras
peuvent retomber, les boucliers, les plateaux être rabaissés. Oui, c’est alors,
c’est ainsi que les ramures fanent, les fruits, globes graineux, restant
suspendus en l’air, comme dans les cieux les étoiles, les astres, ces provisions
de vie (coupés de la vie antérieure qui les a produits), ces bombes qui
éclateront et se parsèmeront en temps utile, si besoin est.
Voici donc d’une part les fruits, et d’autre part (mais c’est la même chose)
les étoiles, les astres, les ampoules, ces globes, sources, ballons de lumière.
C’est la provision de vie future qui brille si intensément, si calmement,
assurée de son pouvoir radiant et joyeux, de re-semer la vie.
Peut-être la lumière n’est-elle, qualité seconde, que la joie, les yeux
brillants, la lueur (phosphorescente) du pouvoir de re-semer la vie, la lueur de
la ressource de vie, l’orgueil de la provision d’avenir.
Ainsi, la lumière ne serait qu’une qualité seconde... Mais elle éclaire.
Eclaire ce qui actuellement vit, c’est-à-dire ce qui est en train de mourir : le
monde de l’étendue, les objets dans l’espace. Une qualité seconde du Temps.
Le Temps, l’Ecoulement, le Rythme seraient premiers. L’espace, la lumière
ne viendraient qu’ensuite comme apparences et qualités secondes. La lumière
n’étant que les yeux brillants du temps, du Temps noué en fruits, en astres,
provisions du Temps futur, d’avenir, de vie.
Les fruits, les astres, les ampoules ne seraient que des nœuds du Temps,
brillants à cause de leur pouvoir, de leur joie de pouvoir resemer la vie.
*
Mais l’asparagus, cèdre fin, étend là-dessous ses tapis, étend là-dessous ses
draps comme les draps sauveteurs des pompiers, pour y recevoir – et qu’ils ne
tombent ensuite que doucement à terre, qu’ils ne rejoignent que doucement la
terre – les corps des anges de la lumière, sautant hors de la maison incendiée,
du gratte-ciel, de la tour incendiés.
Ainsi l’asparagus étend-il ses tapis, ses tamis superposés, ses tapis étagés,
ses palmes protectrices...
Ces draps qui cachent la terre aux anges, leur cachent la mort, la brisure,
cachent et escamotent la douleur et la mort. En même temps qu’ils cachent à la
terre la chute, l’éblouissante chute des anges (rayons de soleil).
Cachent le sol aux anges, cachent les anges au sol ; à chacun épargnant la
blessure, par éblouissement ou brisure, et la mort.
Voilà donc sa protection sur deux faces, à double sens, recto verso.
*
Ceci à ajouter encore :
Gradation, élévation graduelle du geste de porter la main en visière sur les
yeux.
Etages en galetas... Etagères...
Effilés et puissants planeurs sédentaires. Planeurs étales et sédentaires.
Vol étagé de puissants planeurs étales et sédentaires...
Oeuvres Complètes, Tome I
Editions Gallimard (La Pléiade), 1999
Du même auteur :
L’huître (05/06/2014)
Le cageot (06/06/2015)
Le savon (06/06/2016)
La terre (05/06/2017)
La figue (06/06/2018)
L’ardoise (06/06/2019)
La cruche (06/06//2020)
Le Bois de pins (06/06/2021)
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