Jean Métellus (1937 – 2014) : Prière au soleil
Prière au soleil
Et des hameaux livrés à la luxure des mâles, à la fermentation des épouses,
à l’exhalaison des augures, j’interpelle dans l’arène de l’enfer la démesure des
grandeurs, j’éveille l’abeille des tropiques, l’astre qui couve des promesses
d’ivresse, le soleil rouge, le soleil bordé des crêtes de la tempête, comme ces
reîtres qui raniment la rage dans les tranchées d’une retraite
Et mes lèvres s’offrent à sa colère qui grave sur les fenêtres et sur les gorges
des falaises, sur les murs et les tympans de l’azur, sur toute personne et sur
toute verve, les rêves d’un peuple de colosses
A ma suffisance j’embrasse le premier ramier de la première saison, le
commissionnaire et l‘assesseur des âges et des sages, je l’assiège de mon
haleine et de mon souffle, je l’associe à mon sang et à ma sueur et j’apaise
la ramure de l’humilité, la rumeur de l’orgueil.
Mais les remparts du silence cèdent au sifflement des songes
L’énervement de la foi licencie la raison et le cœur
Et les anolis les plus lisses et même les canépices insultent le vivier né aux
frontières du sommeil et des hanches
Comme des blessures invisibles se moquant du regard, une honte soudain
debout, surgie je ne sais d’où, fraye sa mémoire à ma joie conquise et ses
crampons veillent à ma ruine
Mais je n‘entends plus le tremblement des ondes qui militent contre
l’orgasme de ma fierté
Je cueille dans la proximité de l’astre l’évanescence d’une vérité, toujours
inconnue, dévastée aussitôt née, toujours en marche et toujours prête
Car ce n’est point flatter le bonheur que de saisir sur les seuils du crépuscule
l’envol d’une méditation frivole
Combien ont péri qui croyaient vivre à cause du grondement du réel ?
Mais moi, né dans l’abondance du paradis, je remplis toute pause de vertige.
La maîtrise et la faveur règneront où a joué la discrète folie.
Est-ce désespoir que d’exposer son corps au parfum d’une pensée ?
Dans le lit rustre du souvenir, parmi les pierres tachées d’attrition et de
compromission, l’éruption de ma lucidité torture mes gémissements et c’est
revivre que d’aspirer un soupir de tendresse, une vague ivre de caresse
La mer, vigile sur son socle, innommée dans l’attraction des astres et de la
terre, la mer force née, enrouée dans sa robe mouvante, déroule sa dentelle,
évase son ourlet de frissons, remuant ses cayes, son écusson de cendres et de
sons, sa crinière de lierre et d’argent dans le silence sombre mais brillant du
sable innocent
Et sacrées soient sa ferveur, sa rumeur lointaine et proche, l’harmonie de ses
trombes, la vigueur de ses lames et de ses rouleaux
Car la vaillance amène de la mer dépose des simples sur nos rives pour la
guérison de toute corruption
La mer, la mer toujours seule agitant un chant d’âge de veuvage, roulant son
lacet d’ondes et de gouffres comme un conquérant brassant les victoires, les
hommes et les frontières
La mer parée de pierreries déploie dans son parcours un drap brodé de
volupté
La mer éblouissante, armée de sel et de sève égrène des mystères et reprise
la mémoire avec l’élégance mûre des fruits impérissables
La mer, avare, bavarde, enlace l’anse de mon arc et chasse dans son tumulte
la fulgurance et la fascination
Et ses générations enveloppent les terres et les nations
La mer module le hurlement fauve du houngan en prière
Qu’on glorifie enfin ces dieux âpres, aux vœux
Battus par le vent et l’océan, aux corps taillés dans le mouvement des
vagues, au profil esquissé dans la danse de l’eau vive
Ô bonheur d’assister au plaisir de la mer, à la délégation de ses pouvoirs aux
dieux des mornes et de la terre
Ces dieux dressés sur l’embrun et les brisants, sur la fondrière du monde,
ces dieux insignes, infinis, imperceptibles
Ces dieux tapis dans la disgrâce et dans la crasse
Ces dieux géants et nains, gardiens des sentiers de cultures
Ces dieux émondent la fumaison des terres
Ces dieux marins et souterrains
Ah quel chant n’ont-ils pas écrit sur ma mémoire à la lisière d’ici et
d’ailleurs.
Ces dieux ont trop bu sur nos palissades
Leur chevelure reflète les rides du temps
Maintenant, ils se regroupent dans les flammes du jour, étonnés ébranlés,
Au premier vent, Ogoun vêtu de blanc, jambes croisées, avec sa pipe de
terre cuite, perdu dans sa fumerie a voté pour un soir de sang
Et le souffle de sa pensée est une aubade à l’impatience de ses fils
Et sa parole est la lacerie de nos palabres, la pure boisson du soleil,
Hourra pour les dieux et la mer furieuse du diapason du palmier !
Hourra pour leurs gloussements confus dans le sable, pour le tyran de tant
de vies, pour ces aquariums de parfums, pour ces rustreries savamment
satinées
Le sang chaud d’un porc fume dans un hameau lointain
Et les clochettes ivres de l’angélus nous bercent Et c’est Agoué
Agoué roule des éclairs bleus dans son corps. Il dessine des lueurs pourpres
à la frontière du crépuscule
Sa ceinture d’écume lèche les gravats, les récifs
Sa huppe multicolore happe le regard
Il lynche la lucidité
Et la mémoire tremble sous les souvenirs des âges de la mer, des larmes
amères, de l’antique sel vital et de la sève sidérale
Et Agoué s’érige en prévôt des vagues, il exhale la saine haleine du marin et
arpente la seule arène des grandes gestes
Et ce ne sont pas les raisiniers qui viennent assister ses reflux
Ni la fièvre des plages que sa traîne vient calmer
Ni l’homme en quête de beauté que sa vigueur veut griser
Mais la violence de ses fils qu’il vient renouveler
Une transe salutaire parmi les hommes d’Haïti,
le bouillonnement de la mémoire parmi les fils des Antilles
Un ruissellement d’énergie dans la mêlée sociale,
le crépitement des courages dans l’écoeurement des désastres
Amitié à tous les émeutiers,
Et des flèches bien trempées dans du mancenillier,
et des coupes de son lait et des grappes de son fruit
et son feuillage et ses fleurs
Amitié aux continents émiettés, aux îles éventrées par ces corsaires faveux des
siècles de carie
L’aube s’élève dans les rivières et les étangs pour tous les vœux des révoltés
Elle assure le roulis de toute parole vivante
Et Agoué pourchasse la peur :
Que la vie ne s’égare plus dans les rades désertes, dans le scintillement des
dents de requins, dans les flammes d’autel dont la lampe ne porte pas mon
nom, où ne figurent ni rames, ni voiles, ni mâts, ni les vapeurs de mon
souffle
Et que mon peuplement de coquillages et de poissons partout meuble l’espace
de la danse,
Car je suis un ouragan en gestation, j’ordonne les vagues et les vaguelettes, les
flots et la houle, moi, la transmutation du tonnerre, la nudité mouvante, la
brûlure hurlante de l’alchimie
Et la joie salubre de l’enfant s’élance à la quête de sa naissance, de son
enfance, de ses saisons d’aise et de malaise
Tristesse, sa berceuse
Est-ce toi qui vient blesser et contrarier son sommeil
Ou son amie la danseuse
Insaisissable mais présente
Ou son spectre qui m’assomme ?
Mais savez-vous mon corps
Que ses grenades jaillissent
Comme un solo de cor
Au matin au couchant
Comme un million de trilles
Dans ma tête et mon chant
Je ne suis que rébellion
Mes sens fauchés rouillés
Mes matinées usées
Mon sommeil dépouillé
Par la vie ce musée
Cette fileuse de misère
Elle susurre comme des moustiques
Affublée d’un rosaire
Ses tyrannies rustiques.
Enfant d’eau et de terre, au plus fort des chagrins, quand la lune ne sait si elle
brillera pour des fantômes ou des hommes, quand des bombes brûlent la
planète et que la mer s’évanouit aux côtés des tueurs, quand l’astre solitaire
octroie son or aux corps destructeurs, aux amateurs de joies détergentes,
nous célébrons, nous, chaussés des lianes de la famine, coiffés d’éclairs et
d’ailes, le troublant zèle du limon et les crus festins des saisons
Notre vie dressée sur deux tropiques, notre soif tendue entre deux tropiques,
notre vérité, fêlée, taillée et saignée par le crime, nous frissonnons à l’heure
des mots, frémissant sous la brume et la serveur dans la sève pâmée d’une
légende
Noir ! Ecoute. C’est le glas du soleil
Il s’est décorporé
Sa grandeur s’est éteinte
Ses rayons une coulée de sang
Son domaine un marais
Il s’essore vers la boue ! Regarde
Sa chaleur l’ombre d’un aquarium
Chenu cet horizon d’hiver
Mais il réjouit la glace
Il rêvait de réchauffer
Il a tout refroidi
De nos cheveux tricotés,
De ces bulles serrées
De cette couronne que grise la main du vent nu
Jaillit une source d’incantations et d’interrogations
Enfant d’eau et de terre, quand tes yeux berçaient la lumière pour la rumeur de
tes songes et les bulbes de ton plaisir, un torrent de tonnerres épousait ton
pays
Avec des bagues de fer, l’époux a embaumé les mains de l’amante
Car c’était pour lui mariage de raison que troquer l’engelure de sa langue
contre la fourberie de l’épouse
Que tressaillent maintenant vêtus d’orage et d’ouragan, ta plume et ton papier
Comme fée violée sur un mûrier, comme fille perdue dans sa fauverie
Et comme une force que l’on tord
Mais telle la taupe, les livrent dormant ceinturés de leur crépuscule, jaloux de
ce secret défunt car le dieux par l’aube guidés ont tressé un sentier connu de
tes aïeux
Ils assistaient l’esprit des hommes
Toujours émus, toujours inquiets et palpitants
Du soufre des souffrances, des salines du soupir
Appliqués à aimer la chair, à sanctifier la sueur
Méprisant le murmure des mots
Pour sauver la vie et les cœurs
Dans l’endurance des génies des veilles
Mais, enfant noir, la borée de l’âme a saisi ton innocence
Déjà elle menace les saisons de ton corps
Comme feuillaison à l’approche de l’automne
Comme l’alphabet par Satan mutilé
Et comme une plante par ses racines trahie
Les mots de jonc, de jaspe ou de jasmin jamais ne pourront reproduire l’arbuste
et ses fleurs, leurs tons et leurs couleurs
Complices de l’homme et de sa faim, de sa musique de son silence, de son
esprit et de son sol, ils émergent dans la vie, vigiles et frisés, zélés à germer
aux lieux de charmes ou de pleurs où chante l’onde, où joue l’orage et où
sûrit le souffle
Le monde se meut dans la magie, le feu dans les secrets et la langue dans
l’incertain
La science venue du lieu du verbe se venge des hommes
Et tous les livres sont muets
Ta peau est noire et Gutenberg est blanc
Tous les beaux cieux sont bleus
Mais les vieillards ont la tête dans les nuages
Voilà un piège
Le foulard du dieu soleil s’étendait, s’irisait, luisait tel un annonciateur, comme
une écaille d’écrevisse
Et les palabres, les ragots, la respiration des hôtes attendaient le vertige de la
pénombre
Et d’autres continuaient à chanter :
Soleils venez signez la trêve
Pour rythmer la vie de nos rêves
Les saisons meurtrissent tous nos corps
Et même nos terres fertilisées
Nos mains notre essence sont brisées
Et nos amours sont épuisées
Par des avocats en mal d’or
Dégainer pour nous vos machettes
Sur toutes les grèves et sur toutes les mers
Où se plaisent à rire les notaires
Et retirez vos baïonnettes
Tous nos bateaux sont des galères
Livrez-nous la ville en brochettes
La misère a brûlé nos pas
Troupeaux, gibiers, chiens sans mémoire
Attendent tous les jours leur mangeoire
Pour laper d’illusoires repas
Ils se pressent devant l’abreuvoir
Et quand leurs femelles vont mettre bas
Ils bavent déliant gueules et mâchoires
Mais c’est la vie d’un peuple entier
Où seule la faim est en chantier
Et passe tout le monde par les armes
Ce pays souffle toutes les semences
Avec l’aisance de la démence
Incendiant toute une romance
Et de son gosier giclent des larmes
Au piripite chantant
Editions Les Lettres Nouvelles / Maurice Nadeau, 1978
Du même auteur :
Au pipirite chantant (I) (29/06/2015)
Au pipirite chantant (II) (13/11/2022)