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Le bar à poèmes
13 novembre 2023

Jean Métellus (1937 – 2014) : Prière au soleil

JM10_1[1]

 

Prière au soleil

 

     Et des hameaux livrés à la luxure des mâles, à la fermentation des épouses,

à l’exhalaison des augures, j’interpelle dans l’arène de l’enfer la démesure des

grandeurs, j’éveille l’abeille des tropiques, l’astre qui couve des promesses

d’ivresse, le soleil rouge, le soleil bordé des crêtes de la tempête, comme ces

reîtres qui raniment la rage dans les tranchées d’une retraite

     Et mes lèvres s’offrent à sa colère qui grave sur les fenêtres et sur les gorges

des falaises, sur les murs et les tympans de l’azur, sur toute personne et sur

toute verve, les rêves d’un peuple de colosses

     A ma suffisance j’embrasse le premier ramier de la première saison, le

commissionnaire et l‘assesseur des âges et des sages, je l’assiège de mon

haleine et de mon souffle, je l’associe à mon sang et à ma sueur et j’apaise

la ramure de l’humilité, la rumeur de l’orgueil.

     Mais les remparts du silence cèdent au sifflement des songes

     L’énervement de la foi licencie la raison et le cœur

     Et les anolis les plus lisses et même les canépices insultent le vivier né aux

frontières du sommeil et des hanches

     Comme des blessures invisibles se moquant du regard, une honte soudain

debout, surgie je ne sais d’où, fraye sa mémoire à ma joie conquise et ses

crampons veillent à ma ruine

     Mais je n‘entends plus le tremblement des ondes qui militent contre

l’orgasme de ma fierté

     Je cueille dans la proximité de l’astre l’évanescence d’une vérité, toujours

inconnue, dévastée aussitôt née, toujours en marche et toujours prête

     Car ce n’est point flatter le bonheur que de saisir sur les seuils du crépuscule

l’envol d’une méditation frivole

     Combien ont péri qui croyaient vivre à cause du grondement du réel ?

     Mais moi, né dans l’abondance du paradis, je remplis toute pause de vertige.

La maîtrise et la faveur règneront où a joué la discrète folie.

     Est-ce désespoir que d’exposer son corps au parfum d’une pensée ?

     Dans le lit rustre du souvenir, parmi les pierres tachées d’attrition et de

compromission, l’éruption de ma lucidité torture mes gémissements et c’est

revivre que d’aspirer un soupir de tendresse, une vague ivre de caresse

     La mer, vigile sur son socle, innommée dans l’attraction des astres et de la

terre, la mer force née, enrouée dans sa robe mouvante, déroule sa dentelle,

évase son ourlet de frissons, remuant ses cayes, son écusson de cendres et de

sons, sa crinière de lierre et d’argent dans le silence sombre mais brillant du

sable innocent

     Et sacrées soient sa ferveur, sa rumeur lointaine et proche, l’harmonie de ses

trombes, la vigueur de ses lames et de ses rouleaux

     Car la vaillance amène de la mer dépose des simples sur nos rives pour la

guérison de toute corruption

     La mer, la mer toujours seule agitant un chant d’âge de veuvage, roulant son

lacet d’ondes et de gouffres comme un conquérant brassant les victoires, les

hommes et les frontières

     La mer parée de pierreries déploie dans son parcours un drap brodé de

volupté

     La mer éblouissante, armée de sel et de sève égrène des mystères et reprise

la mémoire avec l’élégance mûre des fruits impérissables

     La mer, avare, bavarde, enlace l’anse de mon arc et chasse dans son tumulte

la fulgurance et la fascination

     Et ses générations enveloppent les terres et les nations

     La mer module le hurlement fauve du houngan en prière

     Qu’on glorifie enfin ces dieux âpres, aux vœux

     Battus par le vent et l’océan, aux corps taillés dans le mouvement des

vagues, au profil esquissé dans la danse de l’eau vive

     Ô bonheur d’assister au plaisir de la mer, à la délégation de ses pouvoirs aux

dieux des mornes et de la terre

     Ces dieux dressés sur l’embrun et les brisants, sur la fondrière du monde,

ces dieux insignes, infinis, imperceptibles

     Ces dieux tapis dans la disgrâce et dans la crasse

     Ces dieux géants et nains, gardiens des sentiers de cultures

     Ces dieux émondent la fumaison des terres

     Ces dieux marins et souterrains

     Ah quel chant n’ont-ils pas écrit sur ma mémoire à la lisière d’ici et

d’ailleurs.

 

     Ces dieux ont trop bu sur nos palissades

     Leur chevelure reflète les rides du temps

     Maintenant, ils se regroupent dans les flammes du jour, étonnés ébranlés,

     Au premier vent, Ogoun vêtu de blanc, jambes croisées, avec sa pipe de

terre cuite, perdu dans sa fumerie a voté pour un soir de sang

     Et le souffle de sa pensée est une aubade à l’impatience de ses fils

     Et sa parole est la lacerie de nos palabres, la pure boisson du soleil,

     Hourra pour les dieux et la mer furieuse du diapason du palmier !

     Hourra pour leurs gloussements confus dans le sable, pour le tyran de tant

de vies, pour ces aquariums de parfums, pour ces rustreries savamment

satinées

     Le sang chaud d’un porc fume dans un hameau lointain

     Et les clochettes ivres de l’angélus nous bercent Et c’est Agoué

     Agoué roule des éclairs bleus dans son corps. Il dessine des lueurs pourpres

à la frontière du crépuscule

     Sa ceinture d’écume lèche les gravats, les récifs

     Sa huppe multicolore happe le regard

     Il lynche la lucidité

     Et la mémoire tremble sous les souvenirs des âges de la mer, des larmes

amères, de l’antique sel vital et de la sève sidérale

     Et Agoué s’érige en prévôt des vagues, il exhale la saine haleine du marin et

arpente la seule arène des grandes gestes

     Et ce ne sont pas les raisiniers qui viennent assister ses reflux

     Ni la fièvre des plages que sa traîne vient calmer

     Ni l’homme en quête de beauté que sa vigueur veut griser

 

Mais la violence de ses fils qu’il vient renouveler

Une transe salutaire parmi les hommes d’Haïti,

     le bouillonnement de la mémoire parmi les fils des Antilles

Un ruissellement d’énergie dans la mêlée sociale,

     le crépitement des courages dans l’écoeurement des désastres

Amitié à tous les émeutiers,

Et des flèches bien trempées dans du mancenillier,

     et des coupes de son lait et des grappes de son fruit

     et son feuillage et ses fleurs

Amitié aux continents émiettés, aux îles éventrées par ces corsaires faveux des

     siècles de carie

L’aube s’élève dans les rivières et les étangs pour tous les vœux des révoltés

Elle assure le roulis de toute parole vivante

Et Agoué pourchasse la peur :

Que la vie ne s’égare plus dans les rades désertes, dans le scintillement des

     dents de requins, dans les flammes d’autel dont la lampe ne porte pas mon

     nom, où ne figurent ni rames, ni voiles, ni mâts, ni les vapeurs de mon

     souffle

Et que mon peuplement de coquillages et de poissons partout meuble l’espace

     de la danse,

Car je suis un ouragan en gestation, j’ordonne les vagues et les vaguelettes, les

     flots et la houle, moi, la transmutation du tonnerre, la nudité mouvante, la

     brûlure hurlante de l’alchimie

Et la joie salubre de l’enfant s’élance à la quête de sa naissance, de son

     enfance, de ses saisons d’aise et de malaise

     Tristesse, sa berceuse

     Est-ce toi qui vient blesser et contrarier son sommeil

     Ou son amie la danseuse

     Insaisissable mais présente

     Ou son spectre qui m’assomme ?

     Mais savez-vous mon corps

     Que ses grenades jaillissent

     Comme un solo de cor

     Au matin au couchant

     Comme un million de trilles

     Dans ma tête et mon chant

     Je ne suis que rébellion

     Mes sens fauchés rouillés

     Mes matinées usées

     Mon sommeil dépouillé

     Par la vie ce musée

     Cette fileuse de misère

     Elle susurre comme des moustiques

     Affublée d’un rosaire

     Ses tyrannies rustiques.

 

Enfant d’eau et de terre, au plus fort des chagrins, quand la lune ne sait si elle

     brillera pour des fantômes ou des hommes, quand des bombes brûlent la

     planète et que la mer s’évanouit aux côtés des tueurs, quand l’astre solitaire

     octroie son or aux corps destructeurs, aux amateurs de joies détergentes,

     nous célébrons, nous, chaussés des lianes de la famine, coiffés d’éclairs et

     d’ailes, le troublant zèle du limon et les crus festins des saisons

 

Notre vie dressée sur deux tropiques, notre soif tendue entre deux tropiques,

     notre vérité, fêlée, taillée et saignée par le crime, nous frissonnons à l’heure

     des mots, frémissant sous la brume et la serveur dans la sève pâmée d’une

     légende

Noir ! Ecoute. C’est le glas du soleil

     Il s’est décorporé

     Sa grandeur s’est éteinte

     Ses rayons une coulée de sang

     Son domaine un marais

     Il s’essore vers la boue ! Regarde

     Sa chaleur l’ombre d’un aquarium

     Chenu cet horizon d’hiver

     Mais il réjouit la glace

     Il rêvait de réchauffer

     Il a tout refroidi

     De nos cheveux tricotés,

     De ces bulles serrées

     De cette couronne que grise la main du vent nu

     Jaillit une source d’incantations et d’interrogations

Enfant d’eau et de terre, quand tes yeux berçaient la lumière pour la rumeur de

     tes songes et les bulbes de ton plaisir, un torrent de tonnerres épousait ton

     pays

Avec des bagues de fer, l’époux a embaumé les mains de l’amante

Car c’était pour lui mariage de raison que troquer l’engelure de sa langue

     contre la fourberie de l’épouse

Que tressaillent maintenant vêtus d’orage et d’ouragan, ta plume et ton papier

Comme fée violée sur un mûrier, comme fille perdue dans sa fauverie

Et comme une force que l’on tord

Mais telle la taupe, les livrent dormant ceinturés de leur crépuscule, jaloux de

     ce secret défunt car le dieux par l’aube guidés ont tressé un sentier connu de

     tes aïeux

     Ils assistaient l’esprit des hommes

     Toujours émus, toujours inquiets et palpitants

     Du soufre des souffrances, des salines du soupir

     Appliqués à aimer la chair, à sanctifier la sueur

     Méprisant le murmure des mots

     Pour sauver la vie et les cœurs

     Dans l’endurance des génies des veilles

Mais, enfant noir, la borée de l’âme a saisi ton innocence

Déjà elle menace les saisons de ton corps

     Comme feuillaison à l’approche de l’automne

     Comme l’alphabet par Satan mutilé

     Et comme une plante par ses racines trahie

Les mots de jonc, de jaspe ou de jasmin jamais ne pourront reproduire l’arbuste

     et ses fleurs, leurs tons et leurs couleurs

Complices de l’homme et de sa faim, de sa musique de son silence, de son

     esprit et de son sol, ils émergent dans la vie, vigiles et frisés, zélés à germer

     aux lieux de charmes ou de pleurs où chante l’onde, où joue l’orage et où

     sûrit le souffle

Le monde se meut dans la magie, le feu dans les secrets et la langue dans

     l’incertain

La science venue du lieu du verbe se venge des hommes

Et tous les livres sont muets

Ta peau est noire et Gutenberg est blanc

Tous les beaux cieux sont bleus

Mais les vieillards ont la tête dans les nuages

                                     Voilà un piège

 

Le foulard du dieu soleil s’étendait, s’irisait, luisait tel un annonciateur, comme

     une écaille d’écrevisse

Et les palabres, les ragots, la respiration des hôtes attendaient le vertige de la

     pénombre

 

Et d’autres continuaient à chanter :

Soleils venez signez la trêve

Pour rythmer la vie de nos rêves

Les saisons meurtrissent tous nos corps

Et même nos terres fertilisées

Nos mains notre essence sont brisées

Et nos amours sont épuisées

Par des avocats en mal d’or

Dégainer pour nous vos machettes

Sur toutes les grèves et sur toutes les mers

Où se plaisent à rire les notaires

Et retirez vos baïonnettes

Tous nos bateaux sont des galères

Livrez-nous la ville en brochettes

La misère a brûlé nos pas

Troupeaux, gibiers, chiens sans mémoire

Attendent tous les jours leur mangeoire

Pour laper d’illusoires repas

Ils se pressent devant l’abreuvoir

Et quand leurs femelles vont mettre bas

Ils bavent déliant gueules et mâchoires

Mais c’est la vie d’un peuple entier

Où seule la faim est en chantier

Et passe tout le monde par les armes

Ce pays souffle toutes les semences

Avec l’aisance de la démence

Incendiant toute une romance

Et de son gosier giclent des larmes

 

 

Au piripite chantant

Editions Les Lettres Nouvelles / Maurice Nadeau, 1978

Du même auteur :

Au pipirite chantant (I) (29/06/2015)

Au pipirite chantant (II) (13/11/2022)

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