Serge Pey (1950 -) : Tchernobyl
Tchernobyl
Poème oral pour l’homme et l’oiseau de la première alerte *
A la confrérie des canards sauvages
Au VOL qui à l’envers se lit LOU
A l’OISEAU qui contient toutes les voyelles avec celle du serpent
Que tout ciel est une tache d’oiseau sur le vide
Que tout vol est un ciel privé du cercle défait de l’oiseau et du vide
Que le vol est l’oreille du ciel sur l’oiseau et le vide
Que le vol est le miroir du nœud qui nous attache au centre du vide
Que le vide est un plein privé de l’oiseau qui vole sur sa mort
Que le vide est le bol qui boit son bord de vide
Que le vide est un vivre de la mort dont la naissance s’est perdue dans la vraie
mort
Que le vide du vol remplit le vol d’un cercle qui mesure le marcheur séparé du
chemin
Que les angles du vol sont une réponse qui invente la bouche de la question qui
sait les chemins
Que la forme du vol trace l’oiseau et l’homme dans le vide
Que le vol du vide donne le visage de l’absence à l’œil inutile de la mort
Que le vol du vide fait voler un infini aux ailes de zéro dans un miroir sans
images
Que tout vol sépare l’absence immortelle en deux oreilles qui se renvoient la
soustraction des zéros
Que nous plantons le vol dans le fusil et le vieux bouclier des zéros
Que le vol du vide boit dans une lampe l’oiseau et l’homme réunis par un secret
Que le vol du vide sépare le ciel entre l’homme et l’oiseau en inventant un peigne
d’étoiles
Que le ciel prend la main d’un oiseau et l’aile d’un homme et creuse un cartilage
au centre du sommeil
Que le vide fait des trous dans l’oiseau comme une loupe de silence qui ouvre une
bouche dans le cœur
Que le ciel se transforme en oiseau pour dérouler le soleil comme un intestin et
souffler dans ses os creux
Que nous roulons des zéros comme des roues pour dresser une barricade dans le vide
Que le zéro est un autre cercle de la bouche et du O qui dessine les yeux et les puits
Que le souvenir qui vient devant nous remplit le présent contre un souvenir qui vient
dans nos épaules
Que les deux souvenirs font le présent qui nous vole
Que nous montons vers la nuit car nous sommes le centre sans bord fermé de
l’oiseau et du monde
Qu’ensemble nous sommes les oiseaux qui volent la mort à la définition de Dieu
Que nous sommes des oiseaux exilés dans un feu qui se nourrit de la cendre des
hommes qui ont déjà volé dans les oiseaux
Que nous dressons des pièges pour le ciel en pliant les trous que nous faisons en
voyant avec nos ailes
Que nous avons laissé le feu devant nous sur la photo d’un oiseau qui n’existe
plus dans sa cage d’enfant et de feu
Que nous sommes des photos de cet oiseau que nous semons dans le chaos d’une
seule fenêtre infinie
Que nous appelons les hommes qui changent d’éternité sur leur signature de sang
et d’oiseau
Que nous allons en migration de consonnes vers l’espérance d’une voyelle dans
le ciel
Que nous volons en en prononçant cette voyelle car le trou du O rend la bouche
à la somme des paroles qui le contient
Que pour parler nous prononçons le seul nom qui contient les voyelles que nous
disons à voix haute dans la mer
Que l’oiseau contient toutes les voyelles qui fondent le dieu absent de la lampe
Que nous buvons dans cette lampe
Que si l’oiseau s’en va nous briserons la boussole qui change de sexe et coud
des vagins sur nos souliers
Que sans les cris de l’oiseau les alphabets ne se prononceront plus dans leurs
lettres
Que nous immobilisons le vol dans la pierre de la négation impossible
Que nous clouons le vol dans la porte qui ouvre la porte comme un oiseau de
serrure et de sel
Que nous voyons le vol qui corrige l’air
Que les hommes qui volent dans le ciel se tatouent un oiseau entre les épaules
d’un seul coup de couteau
Que nous entendons les oiseaux qui marchent sur la terre se chausser d’un seul
homme dans les pieds et le sentiers
Qu’il n’y a pas d’anges parmi les pilleurs de miroirs qui incommencent le ciel
à chaque silence
Qu’il n’y a pas d’hommes dans le dieu qui sépare la porte de l’oiseau de la maison
du ciel
Que l’homme a un oiseau qui dort sur sa bouche et qui s’unit à l’oiseau endormi
dans la femme du feu
Que nous cachons la femme qui est dans l’oiseau et l’oiseau qui est dans l’homme
comme le feu dans le feu et la bouche sur le baiser
Que nous regardons dans le ciel le vol invisible qui recouvre la femme et l’homme
visibles des deux oiseaux
Que nous comptons les consonnes dans le ciel comme les angles noirs d’un infini
qui devine
Que nous suivons le vol qu’on ne voit pas et qui nous fait un squelette de plume
dans le cerveau
Qu’il est un vol qui dure deux ailes sur le corps d’un oiseau
Qu’il est un vol qui plante une seule aile dans le cœur d’un oiseau
Qu’il est un oiseau qui habite une absence d’aile sur le temps
Qu’il est un vol qui trace son propre poids et le soutient dans le nuage qui nous
manque
Que chaque vol crée un ciel dans l’oiseau inexisté qui vole en soulevant nos
maisons
Que chaque ciel crée un oiseau dans le vol qui nous pense une seule fois contre
lui
Que chaque nid crée un arbre dans l’oiseau qui couve une forêt de lumière
Que nous volons pour rencontrer le vol des enfants morts avec des arcs tendus
sur les fenêtres
Que nous volons pour saisir dans le commencement des nuages les oiseaux qui
nous empêchent de tomber
Que tout vol soutient les ciel du milieu et éloigne les cieux de l’extrémité où
quelque chose fabrique des cercles pour retrouver sa face
Que l’homme est un pêcheur de vol qui veut saisir l’oiseau qu’on ne voit plus
dans sa cage de plume et d’air
Que l’oiseau mange l’homme mort pour habiller de temps une mère inconnue
dans le ciel
Que l’homme mange l’oiseau vivant pour laver un père inconnu dans le feu
Que chaque homme enterre l’ombre d’un oiseau pour faire voler le vol qu’on
ne voit pas quand il compte le Nombre absolu de l’air
Que chaque oiseau invite un homme à mourir pour qu’il voie ce vol dans le
plus petit des passages
Qu’une parole perdue seule écoute la bouche d’oubli dans la main double des
hommes
Que si nous volons sur le dos nous perdons la terre et nous voyons le ciel qui
sépare chaque homme en deux oiseaux
Que l’homme et l’oiseau se rejoignent en pleurant dans l’infini comme deux
parallèles de sexe
Que le ciel envahit l’oiseau de chiffre que nous avons sous les ongles et le fait
nombre en sa chair
Que toute chose qui vole est la citation défaite de l’unité qui s’étire entre l’invisible
et les yeux crevés de ceux qui ont vu le visible
Que dans le ciel tout oiseau commence le ciel et fait des ailes contre lui dans les
cercles et les sommeils
Que nous avons laissé le vent derrière nous en plantant autour de lui les plumes
d’un oiseau suspendu dans l’orage
Que nous avons enterré la lumière à côté de la croix d’une étoile de mort
Que nous volons autour des feux éteints où nous avons mélangé nos pattes et
nos pieds comme une écriture sur la cendre
Que nous perdons tous nos corps dans le triangle des vols qui séparent les marges
de l’éternité
Que les oiseaux morts volent comme des ombres et accrochent des anus à la
métaphysique du ciel
Que le vol tremble à l’intérieur de nous comme un battement de symétrie et
d’amour
Que tout oiseau libère l’homme de l’espérance qui est l’ultime prison qui enferme
la suite infinie des prisons
Que l’avenir est une forme du souvenir qui tombe des yeux comme un oiseau
de larmes
Que maintenant nous volons vers le vol immobile qui nous pense dans l’autre
vol qui enferme l’oiseau
Que nous voyons l’oiseau qui unit les roues et fait tourner un moyeu de l’autre
côté du ciel comme un chariot de cent mille âges
Que l’air est un frôlement qui dessine la pointe de l’air
Que l’air est un geste perdu dans un œil du milieu qui dresse un escalier contre
une fenêtre ouverte
Que nous volons vers les oiseaux fermés en serrant un seul oiseau ouvert qui
maintient la pierre dans la pierre et le ciel dans le ciel
Qu’il est un oiseau en équilibre qui vole dans l’homme immobile du contre-jour
Qu’il est un oiseau qui tombe en lui-même d’oiseau en oiseau jusqu’à l’oiseau
intraduisible qui ne le répète pas
Que toute parole porte le nom du vol qui fait voler l’oiseau dans l’homme du
sommeil et du rêve
Que tout oiseau en fondant dans notre cœur reste dans l’air comme une chute
qui tient en réserve le ciel
Que nous marchons vers la feuille qui a soutenu le premier arbre de la terre
Que nous allons vers l’œuf qui appelle l’oiseau qui couve l’étoile de l’oiseau
Que nous allons vers le contre-oiseau qui dessine la limite des formes de l’œuf
dans la forêt de l’étoile
Que nous savons que tout vol assoiffe le sommeil de l’homme et le garde dans
sa réserve de dieu
Qu’à chaque mort un oiseau revient de l’absence en nous mettant debout dans
son éternité
Qu’à chaque vivant un oiseau appuie un levier sur la vitre du centre qui le touche
Qu’un oiseau mouille nos doigts d’un peu de nuit pour boire le jour qui bout dans
le sommeil d’un mort
Que nous volons en déshabillant le ciel avec l’oiseau qui coud les trous dans les
passages où nous voyons sa fuite
Que nous allons vers où jamais nous ne sommes revenus
* Tchernobyl était une réserve naturelle d’oiseaux migrateurs. Dans les marais de cette région
vivent des centaines de milliers de canards sauvages. Après la catastrophe nucléaire la zone a
été déclarée interdite à la chasse. Ces oiseaux radioactifs et victimes de mutations génétiques se
sont multipliés d’une façon inquiétante et continuent leurs migrations périodiques vers l’Afrique
et le Sud de l’Europe où ils sont chassés et consommés malgré le danger qu’ils représentent. Ce
poème écrit sur un bâton représente le texte d’une performance orale présentée dans de nombreuses
capitales du Monde comme à Tokyo pour la mémoire des victimes d’Hiroshima. Ce texte est dit
simultanément avec l’alphabet morse et le langage militaire international dans lequel fut annoncé
la catastrophe.
In, Arlette Albert-Birot : « Serge Pey »
Jeanmichelplace/poésie, 2006
Du même auteur : Amarade (09/03/2024)