Frédéric-Jacques Temple (1921 - 2020) : Profonds pays (III)
Profonds pays
III
VENISE TOUTE D’EAU
à Rino Cortiana
Un mirage de marbre
en suspens
sur l’eau d’huile verte
dont l’avenir
sera toujours ancien
dans l’écume intemporelle
des cavales maritimes
où glissent les gondoles
d’amour et de mort
Sur l’île funéraire
les gloires ont trouvé
dans les herbes
refuge contre l’oubli
Le ressac ordonne le sommeil
qu’illustrent les clameurs
des oiseaux de mer
Des fondamente nove
j’invoque
Fondamente
village de l’enfance
Les grèbes nains
plongent
sans trêve
rompent
le miroir
Funèbres
les cormorans
tracent
des lignes droites
au ras des eaux
Cannaregio
la nuit
Ca’ Cortiana
lune et silence
calle della Racchetta
Soleil levant
en virevoltes
des mouettes
ricaneuses
San Giorgio :
dans sa carapace
lucane de fer
à tête d’ange
Carpaccio
Les rumeurs s’éveillent
Ô bateliers
légumes et denrées
odeurs de pêcheries
Ô gondoliers
l’aube chante
Je suis doge
je lance l’anneau d’or
dans le glauque
j’invoque tous les vents
pour l’envol du Bucentaure
de mes rêves
ANCHE IO
Moi aussi je suis peintre
sur le pont de l’Accademia
je trempe la plume
du calamar
dans l’encre noire
des seiches
d’où s’envole un cormoran
vers San Michele
SAN MARCO
à Jean-Baptiste Para
Volière d’anges
ambassadeurs de l’Eternel
(lui-même se donne
peut-être
des ailes)
sur des nuées d’encens
Désir démesuré
d’établir sa puissance
être enfin l’homme :
l’Esprit s’envole vers la Vierge intacte
l’Esprit n’est pas
cette colombe
immobile
battant des ailes
au zénith du baptême
salvateur
mais la crécelle
frénétique
qui « fait le Saint-Esprit »
crucifié dans l’azur
Des prélats chamarrés
de béril et d’onyx
conjuguent les offices
pour le collier magique
des saintes observances
Le seul rêve en ce lieu
de magnificence :
s’enrichir sans vergogne
d’une âme d’or
SAN LAZZARO
A l’ombre de Byron
dans l’atelier du moine
Gomidas Manoukian
d’honorable mémoire
Gianni Basso stampatore
seul héritier d’Alde Manuce
a composé mon Long Voyage
en janvier 1972
CA’ D’ORO
Réjouissons-nous
en buvant l’ombre
à la gloire lumineuse
de la noble cadence
des régates
Glissent les gondolines
sur le silence
liquide
du marbre millénaire
où se mire
la maison d’or
CAMPO DEL MORI
Le palais Mastelli
(enseigne du chameau)
trois frères
Afani
Sandi
Rioba-nez-de-fer
d’Orient sont revenus
chargés d’épices de brocards
de riches expériences
Le serviteur enrubanné
médite sur une colonne
emmurée
sous les meneaux
du Tintoret
La brouée a rongé
leurs tuniques peintes
Dépouillés
ils sont riches
de leur cargaison de rêves.
ISOLA DELLE VIGNOLE
à Brigitte
Au jardin
pesantes dans le soleil
les lanternes laquées
des grenadiers
*
Un vent tiède
anime les oreilles
du sage figuier
à l’écoute des rumeurs
*
Tir d’un chasseur
dans les roseaux
une volée d’anges blancs
s’éparpille
aigrettes
en ronde lumineuse
*
Campanile
chante ce mot
comme en langue d’Oc
campana
la cloche abolie
de Maguelone
île tutélaire
*
Un coq solitaire
maître des vergers
défie l’aurore
d’un chant de cuivre
*
Somnolence
infuse
des tamaris
vert-de-gris
*
Soûlés de chaleurs
de lestes lézards
sillonnent
l’aveuglant perron
(la Maison rouge, sept.2007)
Profonds pays
Editions Obsidiane, 89500 Bussy-le-Repos, 2011
Du même auteur :
La prison de Socrate (13/10/2014)
Un long voyage (13/10/2015)
Profonds pays (II) (15/05/2018)
Westbound (14/05/2019)
Thessalonique (15/05/2020)
Northbound (01/11/2020)
Sud (15/05/2021)
Profonds pays (I) (01/11/2021)
Caravane (15/05/2023)
Profonds pays (IV) (15/05/2024)