Saint–John–Perse (1887 – 1975) : Amitié du Prince
Amitié du Prince
I
Et toi plus maigre qu’il ne sied au tranchant de l’esprit, homme aux narines
minces parmi nous, ô Très-Maigre ! ô Subtil ! Prince vêtu de tes sentences
ainsi qu’un arbre sous bandelettes,
aux soirs de grande sécheresse sur la terre, lorsque les hommes en voyage
disputent des choses de l’esprit adossés en chemin à de très grandes jarres, j’ai
entendu parler de toi de ce côté du monde, et la louange n’était point maigre :
« ...Nourri des souffles de la terre, environné des signes les plus fastes et
devisant de telles prémisses, de tels schismes, ô Prince sous l’aigrette, comme
la tige en fleurs à la cime de l’herbe (et l’oiseau qui s’y berce et s’enfuit y
laisse un tel balancement... et te voici toi-même, ô Prince par l’absurde, comme
une grande fille folle sous la grâce à se bercer soi-même au souffle de sa
naissance...),
« docile aux souffles de la terre, ô Prince sous l’aigrette et le signe invisible
du songe, ô Prince sous la huppe, comme l’oiseau chantant le signe de sa
naissance,
« je dis ceci, écoute ceci :
« Tu es le Guérisseur et l’Assesseur et l’Enchanteur aux sources de
l’esprit ! Car ton pouvoir au cœur de l’homme est une chose étrange et ton
aisance est grande parmi nous.
« J’ai vu le signe sur ton front et j’ai considéré ton rôle parmi nous. Tiens
ton visage parmi nous, vois ton visage dans nos yeux, sache quelle est ta race :
non point débile, mais puissante.
Et je te dis encore ceci : Homme-très-attrayant, ô Sans-coutume-parmi-
nous, ô Dissident ! une chose est certaine, que nous portons le sceau de ton
regard ; et un très grand besoin de toi nous tient aux lieux où tu respires, et de
plus grand bien-être qu’avec toi nous n’en connaissons point... Tu peux te taire
parmi nous, si c’est là ton humeur ; ou décider encore que tu vas seul, si c’est
là ton humeur : on ne te demande que d’être là !(Et maintenant tu sais quelle
est ta race)... »
*
... C’est du Roi que je parle, ornement de nos veilles, bonheur du sage sans
bonheur.
II
Ainsi parlant et discourant, ils établissent son renom. Et d’autres voix
s’élèvent sur son compte :
« ... Homme très simple parmi nous ; le plus secret dans ses desseins ; dur à
soi-même, et se taisant, et ne concluant point de paix, avec soi-même, mais
pressant,
« errant aux salles de chaux vive, et fomentant au plus haut point de l’âme
une grande querelle... A l’aube s’apaisant, et sobre, saisissant aux naseaux une
invisible bête frémissante... Bientôt peut-être, les mains libres, s’avançant dans
le jour au parfum de viscères, et nourrissant ses pensées claires au petit-lait du
jour...
« A midi, dépouillant, aux bouches des citernes, sa fièvre aux mains de filles
fraîches comme des cruches... Et ce soir cheminant en lieux vastes et nus, et
chantant à la nuit ses plus beaux chants de Prince pour nos chauves-souris
nourries de figues mûres... »
Ainsi parlant et discourant... Et d’autres voix s’élèvent sur son compte :
« Bouche close à jamais sur la feuille de l’âme !... On dit que maigre,
désertant l’abondance sur la couche royale, et sur des nattes maigres
fréquentant nos filles les plus minces, il vit loin des déportements de la Reine
démente (Reine hantée de passions comme d’un flux du ventre) ; et parfois
ramenant un pan d’étoffes sur sa face, il interroge ses pensées claires et
prudentes, ainsi qu’un peuple de lettrés à la lisière de pourritures monstrueuses
... D’autres l’ont vu dans la lumière, attentif à son souffle, comme un homme
qui épie une guêpe terrière ; ou bien assis dans l’ombre mimosée, comme celui
qui dit, à la mi-lune : « Qu’on m’apporte – je veille et je n’ai point sommeil –
qu’on m’apporte ce livre des plus vieilles Chroniques... Sinon l’histoire, j’aime
l’odeur de ces grands Livres en peau de chèvre (et je n’ai point sommeil). »
«... Tel sous le signe de son front, les cils hantés d’ombrages immortels et la
barbe poudrée d’un pollen de sagesse, Prince flairé d’abeilles sur sa chaise
d’un bois violet très odorant, il veille.. Et c’est là sa fonction. Et il n’en a point
d’autre parmi nous. »
Ainsi parlant et discourant, ils font le siège de son nom. Et moi, j’ai
rassemblé mes mules, et je m’engage dans un pays de terres pourpres, son
domaine. J’ai des présents pour lui et plus d’un mot silencieux.
*
... C’est du Roi que je parle, ornement de nos veilles, bonheur du sage sans
bonheur.
III
Je reviendrai chaque saison, avec un oiseau vert et bavard sur le poing. Ami
du Prince taciturne. Et ma venue est annoncée aux bouches des rivières. Il me
fait parvenir une lettre par les gens de la côte :
« Amitié du Prince ! Hâte-toi... Son bien peut-être à partager. Et sa
confiance, ainsi qu’un mets de prédilection... Je t’attendrai chaque saison au
plus haut flux de mer, interrogeant sur tes projets les gens de mer et de rivière...
La guerre, le négoce, les règlements de dettes religieuses sont d’ordinaire la
cause des déplacements lointains : toi tu te plais aux longs déplacements sans
cause. Je connais ce tourment de l’esprit. Je t’enseignerai la source de ton mal.
Hâte-toi.
« Et si ta science encore s’est accrue, c’est une chose aussi que j’ai dessein
de vérifier. Et comme celui, sur son chemin, qui trouve un arbre à ruches a
droit a la propriété du miel, je recueillerai le fruit de ta sagesse ; et je me
prévaudrai de ton conseil. Aux soirs de grande sécheresse sur la terre, nous
deviserons des choses de l’esprit. Choses probantes et peu sûres. Et nous nous
réjouirons des convoitises de l’esprit... Mais d’une race à l’autre la route est
longue ; et j’ai moi-même affaire ailleurs. Hâte-toi ! je t’attends !... Prends par
la route des marais et par les bois de camphriers. »
Telle est la lettre. Elle est d’un sage. Et ma réponse est celle-ci :
« Honneur au Prince sous son nom ! La condition de l’homme est obscure.
Et quelques-uns témoignent d’excellence. Aux soirs de grande sécheresse sur
la terre, j’ai entendu parler de toi de ce côté du monde, et la louange n’était
point maigre. Ton nom fait l’ombre d’un grand arbre. J’en parle aux hommes
de poussière, sur les routes ; et ils s’en trouvent rafraîchis.
« Ceci encore j’ai à te dire :
« J’ai pris connaissance de ton message. Et l’amitié est agréée, comme un
présent de feuilles odorantes : mon cœur s’en trouve rafraîchi... Comme le vent
du Nord-Ouest, quand il pousse l’eau de mer profondément dans les rivières (et
pour trouver de l’eau potable il faut remonter le cours des affluents), une égale
fortune me conduit jusqu’à toi. Et je me hâterai, mâchant la feuille stimulante.»
Telle est ma lettre, qui chemine. Cependant il m’attend, assis à l’ombre sur
son seuil...
*
... C’est du Roi que je parle, ornement de nos veilles, bonheur du sage sans
bonheur.
IV
... Assis à l’ombre sur son seuil, dans les clameurs d’insectes très arides. (Et
qui demanderait qu’on fasse taire cette louange sous les feuilles ?) Non point
stérile sur son seuil, mais plutôt fleurissant en bons mots, et sachant rire d’un
bon mot,
assis, de bon conseil aux jeux du seuil, grattant sagesse et bonhomie sous le
mouchoir de tête (et son tout vient de secouer le dé, l’osselet ou les billes) :
tel sur son seuil je l’ai surpris, à la tombée du jour, entre les hauts crachoirs
de cuivre.
Et le voici qui s’est levé ! Et debout, lourd d’ancêtres et nourrissons de
Reines, se couvrant tout entier d’or à ma venue, et descendant vraiment une
marche, deux marches, peut-être plus, disant : « Ô Voyageur... », ne l’ai-je
point vu se mettre en marche à ma rencontre ?... Et par-dessus la foule des
lettrés, l’aigrette d’un sourire me guide jusqu’à lui.
Pendant ce temps les femmes ont ramassé les instruments de jeu, l’osselet
ou le dé : « Demain nous causerons des choses qui t’amènent... »
Puis les hommes du convoi arrivent à leur tour ; sont logés, et lavés ; livrés
aux femmes pour la nuit : « Qu’on prenne soin des bêtes déliées... »
Et la nuit vient avant que nous n’ayons coutume de ces lieux. Les bêtes
meuglent parmi nous. De très grandes places à nos portes sont traversées d’un
long sentier. Des pistes de fraîcheur s’ouvrent leur route jusqu’à nous. Et il se
fait un mouvement à la cime de l’herbe. Les abeilles quittent les cavernes à la
recherche des plus hauts arbres dans la lumière. Nos fronts sont mis à
découvert, les femmes ont relevé leur chevelure sur leur tête. Et les voix
portent dans le soir. Tous les chemins silencieux du monde sont ouverts. Nous
avons écrasé de ces plantes à huile. Le fleuve est plein de bulles, et le soir est
plein d’ailes, le ciel couleur d’une racine rose d’ipomée. Et il n’est plus
question d’agir ni de compter, mais la faiblesse gagne les membres du plus
fort ; et d’heure plus vaste que cette heure, nous n’en connûmes point... »
Au loin sont les pays de terre blanche, ou bien d’ardoise. Les hommes de
basse civilisation errent dans les montagnes. Et le pays est gouverné... La
lampe brille sous Son toit.
*
... C’est du Roi que je parle, ornement de nos veilles, bonheur du sage sans
bonheur.
Oeuvre poétique
Edition Gallimard, 1960
Du même auteur :
« Telle est l’instance extrême… » (03/01/2014)
« Et vous, Mers… » (04/01/2016)
Images à Crusoé (04/01/2017)
Oiseaux (04/01/2018)
Pour fêter une enfance (04/01/2019)
Eloges (04/01/2020)
Récitation à l’éloge d’une Reine / Histoire du Régent / Chanson du Présomptif / Berceuse (04/01/2021)
Exil (04/01/2023)
Anabase (I-VI) (04/01/2024)