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Le bar à poèmes
12 août 2021

Michel Butor (1926 – 2016) : Paysages planétaires (6 -10)

 

 

 

AVT_Michel-Butor_1432[1]

Paysages planétaires

(6 - 10)

 

6

(VIETNAMIBIE)

 

   Répétant leurs injonctions

   sur les vallées sinueuses

   les éléphants et girafes

   qui recherchent les points d’eau

   parcourant les alentours

   jusqu’aux portes du désert

   demi-cachés par les sables

   et les ombres des ancêtres

 

   Voletant, voletant, se posant parmi les roseaux, se berçant sur le hamac d’une

branche pleureuse, se mouillant, baignant, secouant, s’ébouriffant ; grandissant,

les pattes devenant des jambes, les doigts se développant au bout des ailes, les

plumes devenant poils et se dispersant dans la chaleur, le bec s’assouplissant et

se divisant en nez et lèvres.

 

   Demi-cachés par les brumes

   où les ombres des ancêtres

   font retentir leurs appels

   sur les vallées sinueuses

   les chapeaux des paysans

   qui recherchent les points d’eau

   réfléchissent le soleil

   jusqu’aux portes du désert

  

   Alors, au vent de l’Atlantique, les chants s’articulent autrement ; et si l’on est

capable de saisir avec des mains et de fabriquer de merveilleux instruments de

musique, une nostalgie vous prend au souvenir de l’expression naturelle que

l’on était capable de moduler en mille façons selon les circonstances et les

humeurs, au souvenir de cette liberté à laquelle on a renoncé pour parvenir à

plus de puissance et sécurité.

 

   Parcourant les alentours

   entre les temples de bois

    demi-cachés par les sables

   où les cloches et les gongs

   répètent leurs injonctions

   sur les clapotis des champs

   les éléphants et  girafes

   penchés sur l’irrigation

 

   Alors, au vent du Pacifique, si on a goûté à quelques fruits de l’arbre

du savoir, et si certains ont semblé bien amers, et même s’il y en a tant

d’autres à cueillir parmi lesquels il y en aura d’exaltants, quand vient le

soir au monastère  des phénix, on éprouve l’envie de se couvrir de poils

qui redeviennent  des plumes, de refermer ses mains pour que les bras

retrouvent leur extension d’ailes, de réunir en bec ses lèvres et son nez,

de serrer en pattes ses jambes pour mieux prendre son essor parmi les

roseaux, depuis les savanes jusqu’aux rizières, retrouver le vol de jadis et

chanter à perte de voix.

 

   Les chapeaux des paysans

   penchés sur l’irrigation

   réfléchissent le soleil

   entre les temples de bois

    demi-cachés par les brumes

   où les cloches et les gongs

   font retentir leurs appels

   sur les clapotis des champs

 

7

(OCEAN PAPOUINDIEN)

 

   Cendres laines mouvements

   dans l’oscillation des vagues

   interrogations dans l’ombre

   les frôlements des vampires

   les premiers rayons du jour

   l’écume sur les récifs

   les requins et les tortues

   les craquements des branchages

 

   A travers les racines aériennes on aperçoit les vagues qui viennent battre

sur la plage de sable étincelant, agitant un morceau de chaîne rouillée fixé

à un pieu raviné. Des gouttes de pluie tombent des feuilles que les oiseaux

agitent dans leur essor. Ronflements et cris, craquements d’écorce, passages

d’animaux entre les lianes.

 

   Les frôlements des vampires

   le lait la corne et le cuir

   l’écume sur les récifs

   multiplication des dieux

   les craquements des branchages

   pèlerinages pétales

   dans l’oscillation des vagues

 

   L’éléphant s’assied pour se révéler dieu parmi les dieux. Le singe danse

autour de lui en le rafraîchissant avec un éventail de palmes tressées tandis

que les chanteurs psalmodient leurs livres saints.

 

   les premiers rayons du jour

   le barattement des eaux

   les requins et les tortues

   réverbération des plages

   cendres laines mouvements

   dans la foule des rivages

   interrogations dans l’ombre

   les bousculades le soir

 

   Les fauves s’approchent en contrôlant leurs rugissements et souffles de plus

en plus graves. Des arcs-en-ciel passent d’île en île et une neige de pétales se

répand sur la clairière

 

    Multiplication des dieux

    réverbération des plages

    pèlerinages pétales

    dans la foule des rivages

    prière dans les cavernes

    les bousculades le soir

    le lait la corne et le cuir

    le barattement des eaux

 

8

(CASPERTZIENNE ANTILLAISE)

 

   Eclaboussements orages

   les dentelles et foulards

   éternuements ronflements

   les rumeurs et les éclats

   les langueurs et les épices

   les heures se précipitent

   les perroquets et les rats

   les satins et falbalas

 

   Le vent dans la savane, les cloches d’une église, les chants que le porche

diffuse avec ses haut-parleurs. Le vent dans la montagne, les craquements

repris par les échos.

 

   Les chameaux avec leurs charges

   les satins et falbalas

   ruissellements explosions

   les dentelles et foulards

   reniflements grondements

   les rumeurs et les éclats

   les souvenirs des splendeurs

   les heures se précipitent

 

   Quelqu’un à Cuba explore les bandes d’ondes courtes sur son récepteur

portatif et tombe sur une émission russe. Des lignes plus ou moins régulières

relient les continents dont la dérive semble loin d’être achevée.

 

   Les langueurs et les épices

   le temps qui fuit doucement

    les perroquets et les rats

   les soieries les poteries

   éclaboussements orages

   les turbans et les poignards

   éternuements ronflements

   les tapis et le pétrole

 

   Quelqu’un à Tachkent cherche sur le sien et tombe sur des émissions

anonymes dont il s’imagine qu’elles viennent des forêts entourant d’anciens

sites mayas du Honduras, à propos desquels il a vu une émission de télé sur

le poste de la maison commune, comme si le reporter avait ouvert son micro

en pleine jungle fourmillant de fantômes.

 

   Reniflements grondements

   les tapis et le pétrole

    les souvenir des splendeurs

   le temps qui fuit doucement

   les chameaux avec leurs charges

   les soieries les poteries

   ruissellements explosions

   les turbans et les poignards

 

9

(PACIFIC SANDWICH)

 

   Les volcans sur l’océan

   les poissons dans les coraux

   l’écume des récifs

   les garnitures de fleurs

   l’aéroport en sommeil

   les croisières de grand luxe

   les algues et les coquilles

   les dauphins et les méduses

 

   Les rues descendent vers la mer avec leurs fils électriques, leurs

rangées de maisons basses à toits de tôle ondulée, paraboles, petits

jardins à bougainvilliers, balisiers et mimosas, piscines en forme de

nuages, sous les volcans assoupis sur lesquels passent rarement les

souvenirs des somptueux manteaux de plumes des siècles passés.

 

   Grondements et clapotis

   les garnitures de fleurs

   Kauai et Lehua

   les croisières de grand luxe

   pluie dans l’ile d’Oahu

   les dauphins et les méduses

   Molokai Maui

   les poissons dans les coraux

 

   Dans les salles des casinos, la guitare des monnaies module

ses arpèges. Froissements de dollars, dégringolades de pièces.

Des automobilistes s’insultent aux carrefours dont les feux sont

tombés en panne. Un incendie éclate sur l’aéroport.

 

   L’aéroport en sommeil

   la nostalgie des saisons

   les algues et les coquilles

   vêtements de plume et nacre

   les volcans sur l’océan

   pirogues de l’une à l’autre

   l’écume sur les récifs

   la morgue des milliardaires

 

   Dans l’horizon brumeux d’étincelles humides passent des écoles de baleines

qui répètent leurs concerts de fin d’année, tandis que les amateurs de plage se

couvrent les épaules d’huiles protectrices, saouls de leurs heures de combats

avec les vagues, avant de s’étendre sur leurs draps de bain sous leurs parasols

fichés dans le sable.

 

   Pluie dans l’île d’Oahu

   vêtements de plume et nacre

   Molokai Maui

   pirogues de l’une à l’autre

   grondements et clapotis

   la morgue des milliardaires

   Kauai et Lehua

   la nostalgie des saisons

 

10

(MONGOLIE TROPICALE)

 

   Sur les replis du terrain

   le velours des hautes herbes

   dans le glissement du vent

   le rugissement du tigre

   le galop des grandes hordes

   le crépitement du feu

   le démontage des yourtes

   départ au petit matin

 

   Les grands tétras pérorent comme des robots mal huilés dans les steppes de

l’Asie centrale.

 

   Dans le froissement des feuilles

   le rugissement du tigre

   l’envol des oiseaux moqueurs

   le crépitement du feu

   l’installation des cabanes

   départ au petit matin

   sur les rives du marais

   le velours des hautes herbes

 

   Depuis le chantier d’une voie ferrée dont la construction s’éternise, les

prières se répandent jusqu’en Afrique, tandis qu’un train transporte des

mariachis vers une noce dans la province de Sonora et que des bateaux

rafistolés longent les côtes sénégalaises. Voici des matelots qui cherchent

fortune.

 

   Le galop des grandes hordes

   le clapotis des rivages

   le démontage des yourtes

   les murmures de la nuit

   sur les replis du terrain

   les étendards des roseaux

   dans le glissement du vent

   le feulement des panthères

 

   D’autres qui croient l’avoir trouvée, descendent les fleuves capricieux

vers la Sibérie, abordant aux quais des rares villes brouillonnes pour

quelques heures de détente et beuveries bien au chaud, puis traversent

à nouveau les territoires des grands tétras qui se taisent quelques instants

pour laisser les chants du soir monter depuis les yourtes.

 

   L’installation des cabanes

   les murmures de la nuit

   sur les rives des marais

   les étendards des roseaux

   dans le froissement des feuilles

   le feulement des panthères

   l’envol des oiseaux moqueurs

   le clapotis des rivages

 

Seize lustres. Poésie

Editions Gallimard, 2006

Du même auteur :

 « Au-delà de l’horizon… » (12/08/2015)

 Le tombeau d’Arthur Rimbaud  (12/08/2016)

Vers l’été (12/08/2017)

Lectures transatlantiques (12/08/2018)

Les commissures du feu (12/08/2019)

Paysages planétaires (1-5) (12/08/2020)

Paysages planétaires (11 -16) (12/08/2022)

In Memoriam Paule Thévenin (12/08/2023)

La ville engloutie (12/08/2024)

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