Michel Butor (1926 – 2016) : Paysages planétaires (6 -10)
Paysages planétaires
(6 - 10)
6
(VIETNAMIBIE)
Répétant leurs injonctions
sur les vallées sinueuses
les éléphants et girafes
qui recherchent les points d’eau
parcourant les alentours
jusqu’aux portes du désert
demi-cachés par les sables
et les ombres des ancêtres
Voletant, voletant, se posant parmi les roseaux, se berçant sur le hamac d’une
branche pleureuse, se mouillant, baignant, secouant, s’ébouriffant ; grandissant,
les pattes devenant des jambes, les doigts se développant au bout des ailes, les
plumes devenant poils et se dispersant dans la chaleur, le bec s’assouplissant et
se divisant en nez et lèvres.
Demi-cachés par les brumes
où les ombres des ancêtres
font retentir leurs appels
sur les vallées sinueuses
les chapeaux des paysans
qui recherchent les points d’eau
réfléchissent le soleil
jusqu’aux portes du désert
Alors, au vent de l’Atlantique, les chants s’articulent autrement ; et si l’on est
capable de saisir avec des mains et de fabriquer de merveilleux instruments de
musique, une nostalgie vous prend au souvenir de l’expression naturelle que
l’on était capable de moduler en mille façons selon les circonstances et les
humeurs, au souvenir de cette liberté à laquelle on a renoncé pour parvenir à
plus de puissance et sécurité.
Parcourant les alentours
entre les temples de bois
demi-cachés par les sables
où les cloches et les gongs
répètent leurs injonctions
sur les clapotis des champs
les éléphants et girafes
penchés sur l’irrigation
Alors, au vent du Pacifique, si on a goûté à quelques fruits de l’arbre
du savoir, et si certains ont semblé bien amers, et même s’il y en a tant
d’autres à cueillir parmi lesquels il y en aura d’exaltants, quand vient le
soir au monastère des phénix, on éprouve l’envie de se couvrir de poils
qui redeviennent des plumes, de refermer ses mains pour que les bras
retrouvent leur extension d’ailes, de réunir en bec ses lèvres et son nez,
de serrer en pattes ses jambes pour mieux prendre son essor parmi les
roseaux, depuis les savanes jusqu’aux rizières, retrouver le vol de jadis et
chanter à perte de voix.
Les chapeaux des paysans
penchés sur l’irrigation
réfléchissent le soleil
entre les temples de bois
demi-cachés par les brumes
où les cloches et les gongs
font retentir leurs appels
sur les clapotis des champs
7
(OCEAN PAPOUINDIEN)
Cendres laines mouvements
dans l’oscillation des vagues
interrogations dans l’ombre
les frôlements des vampires
les premiers rayons du jour
l’écume sur les récifs
les requins et les tortues
les craquements des branchages
A travers les racines aériennes on aperçoit les vagues qui viennent battre
sur la plage de sable étincelant, agitant un morceau de chaîne rouillée fixé
à un pieu raviné. Des gouttes de pluie tombent des feuilles que les oiseaux
agitent dans leur essor. Ronflements et cris, craquements d’écorce, passages
d’animaux entre les lianes.
Les frôlements des vampires
le lait la corne et le cuir
l’écume sur les récifs
multiplication des dieux
les craquements des branchages
pèlerinages pétales
dans l’oscillation des vagues
L’éléphant s’assied pour se révéler dieu parmi les dieux. Le singe danse
autour de lui en le rafraîchissant avec un éventail de palmes tressées tandis
que les chanteurs psalmodient leurs livres saints.
les premiers rayons du jour
le barattement des eaux
les requins et les tortues
réverbération des plages
cendres laines mouvements
dans la foule des rivages
interrogations dans l’ombre
les bousculades le soir
Les fauves s’approchent en contrôlant leurs rugissements et souffles de plus
en plus graves. Des arcs-en-ciel passent d’île en île et une neige de pétales se
répand sur la clairière
Multiplication des dieux
réverbération des plages
pèlerinages pétales
dans la foule des rivages
prière dans les cavernes
les bousculades le soir
le lait la corne et le cuir
le barattement des eaux
8
(CASPERTZIENNE ANTILLAISE)
Eclaboussements orages
les dentelles et foulards
éternuements ronflements
les rumeurs et les éclats
les langueurs et les épices
les heures se précipitent
les perroquets et les rats
les satins et falbalas
Le vent dans la savane, les cloches d’une église, les chants que le porche
diffuse avec ses haut-parleurs. Le vent dans la montagne, les craquements
repris par les échos.
Les chameaux avec leurs charges
les satins et falbalas
ruissellements explosions
les dentelles et foulards
reniflements grondements
les rumeurs et les éclats
les souvenirs des splendeurs
les heures se précipitent
Quelqu’un à Cuba explore les bandes d’ondes courtes sur son récepteur
portatif et tombe sur une émission russe. Des lignes plus ou moins régulières
relient les continents dont la dérive semble loin d’être achevée.
Les langueurs et les épices
le temps qui fuit doucement
les perroquets et les rats
les soieries les poteries
éclaboussements orages
les turbans et les poignards
éternuements ronflements
les tapis et le pétrole
Quelqu’un à Tachkent cherche sur le sien et tombe sur des émissions
anonymes dont il s’imagine qu’elles viennent des forêts entourant d’anciens
sites mayas du Honduras, à propos desquels il a vu une émission de télé sur
le poste de la maison commune, comme si le reporter avait ouvert son micro
en pleine jungle fourmillant de fantômes.
Reniflements grondements
les tapis et le pétrole
les souvenir des splendeurs
le temps qui fuit doucement
les chameaux avec leurs charges
les soieries les poteries
ruissellements explosions
les turbans et les poignards
9
(PACIFIC SANDWICH)
Les volcans sur l’océan
les poissons dans les coraux
l’écume des récifs
les garnitures de fleurs
l’aéroport en sommeil
les croisières de grand luxe
les algues et les coquilles
les dauphins et les méduses
Les rues descendent vers la mer avec leurs fils électriques, leurs
rangées de maisons basses à toits de tôle ondulée, paraboles, petits
jardins à bougainvilliers, balisiers et mimosas, piscines en forme de
nuages, sous les volcans assoupis sur lesquels passent rarement les
souvenirs des somptueux manteaux de plumes des siècles passés.
Grondements et clapotis
les garnitures de fleurs
Kauai et Lehua
les croisières de grand luxe
pluie dans l’ile d’Oahu
les dauphins et les méduses
Molokai Maui
les poissons dans les coraux
Dans les salles des casinos, la guitare des monnaies module
ses arpèges. Froissements de dollars, dégringolades de pièces.
Des automobilistes s’insultent aux carrefours dont les feux sont
tombés en panne. Un incendie éclate sur l’aéroport.
L’aéroport en sommeil
la nostalgie des saisons
les algues et les coquilles
vêtements de plume et nacre
les volcans sur l’océan
pirogues de l’une à l’autre
l’écume sur les récifs
la morgue des milliardaires
Dans l’horizon brumeux d’étincelles humides passent des écoles de baleines
qui répètent leurs concerts de fin d’année, tandis que les amateurs de plage se
couvrent les épaules d’huiles protectrices, saouls de leurs heures de combats
avec les vagues, avant de s’étendre sur leurs draps de bain sous leurs parasols
fichés dans le sable.
Pluie dans l’île d’Oahu
vêtements de plume et nacre
Molokai Maui
pirogues de l’une à l’autre
grondements et clapotis
la morgue des milliardaires
Kauai et Lehua
la nostalgie des saisons
10
(MONGOLIE TROPICALE)
Sur les replis du terrain
le velours des hautes herbes
dans le glissement du vent
le rugissement du tigre
le galop des grandes hordes
le crépitement du feu
le démontage des yourtes
départ au petit matin
Les grands tétras pérorent comme des robots mal huilés dans les steppes de
l’Asie centrale.
Dans le froissement des feuilles
le rugissement du tigre
l’envol des oiseaux moqueurs
le crépitement du feu
l’installation des cabanes
départ au petit matin
sur les rives du marais
le velours des hautes herbes
Depuis le chantier d’une voie ferrée dont la construction s’éternise, les
prières se répandent jusqu’en Afrique, tandis qu’un train transporte des
mariachis vers une noce dans la province de Sonora et que des bateaux
rafistolés longent les côtes sénégalaises. Voici des matelots qui cherchent
fortune.
Le galop des grandes hordes
le clapotis des rivages
le démontage des yourtes
les murmures de la nuit
sur les replis du terrain
les étendards des roseaux
dans le glissement du vent
le feulement des panthères
D’autres qui croient l’avoir trouvée, descendent les fleuves capricieux
vers la Sibérie, abordant aux quais des rares villes brouillonnes pour
quelques heures de détente et beuveries bien au chaud, puis traversent
à nouveau les territoires des grands tétras qui se taisent quelques instants
pour laisser les chants du soir monter depuis les yourtes.
L’installation des cabanes
les murmures de la nuit
sur les rives des marais
les étendards des roseaux
dans le froissement des feuilles
le feulement des panthères
l’envol des oiseaux moqueurs
le clapotis des rivages
Seize lustres. Poésie
Editions Gallimard, 2006
Du même auteur :
« Au-delà de l’horizon… » (12/08/2015)
Le tombeau d’Arthur Rimbaud (12/08/2016)
Vers l’été (12/08/2017)
Lectures transatlantiques (12/08/2018)
Les commissures du feu (12/08/2019)
Paysages planétaires (1-5) (12/08/2020)
Paysages planétaires (11 -16) (12/08/2022)
In Memoriam Paule Thévenin (12/08/2023)
La ville engloutie (12/08/2024)