Frédéric Jacques Temple (1921 – 2020) : Sud
SUD
HAUTE PLAGE
à Richard Aldington
Ombres des vieux soleils couchés
ainsi vont les chevaux sur les rivages
comme des âmes dans la nuit.
Tel est le souvenir effacé par les vagues
où le phare debout veille au désert du vent.
En ce temps-là familier des centaures
seule une voix parlait dans le palus :
le dieu-butor aux étoiles rêvait
sur un empire aux couronnes de sel.
Nous voici désormais condamnés aux mirages
à l’herbe amère des ancien jours ;
Pâle une lune morte se souvient.
LARZAC
à Yves Rouquette
C’est en langue d’oc
que les craves parlent
aux bergers perdus
dans les graminées
c’est aux cardabelles
livrées au soleil
que je dis les mots
traduits de la pierre
l’odeur ondulante
des troupeaux descend
au creux des lavognes
blanches de désir
là-bas les lichens
parent la maison
où je devais naître
ISOLA BISENTINA
à Nino Frank
Pour quels dieux ces oratoires
dans le secret des bosquets
drus de chênes et de lentisques
où le lourd parfum du rut
dénonce les chèvre-pieds
gardiens furtifs des collines
La flagrance des verveines
s’élève en prières d’encens
vers l’église des Carracci
châsse des précieuses vétilles
de la sainte de Bolsena.
La nuit s’agite de lucioles
sur le lac où Dame pêcha
des anguilles, qu’il a chantées
in Purgatoire, XXIV, 24.
TORCELLO
à Luigi Oreficce
Une pluie lente ondoie sur le palus
que le soir peint de nacre et de plumage
pour le sommeil moiré de l’île
abîmée dans l’oublieux limon.
Du fonds gazeux des vasières émergent
les grenouilles nocturnes de l’été.
SUD-EXPRESS
à Maurice Chauvet
Le train qui m’emporte vers le terminus de l’Europe
s’arrête parfois dans des gares béantes en feu
les vendeuses d’eau en robe de satin noir
proposent des cruchons glacés qui transpirent
j’ouvre une pastèque lourde et rose
en regardant passer les eucalyptus
ce jeune homme gras ressemble à Barnabooth
dans la moiteur je rêve à Fermina Marquez
là-bas c’est le Ribajeto une voile passe
le fleuve plat court à ses noces maritimes
Lisbonne ouverte à la brise du soir
par de grands escaliers s’enfoncent dans le Tage.
GRENADE
à Camilo José Cela
Illuminés de cierges
dans les vêpres de l’encens
entre les ors défunts
et les aigles rouillées
sur la dalle nette règnent
les Rois-vert-de-gris
plus glorieux que des catafalques
POLLENSA
à Margaret et Noël Young
Une chèvre erre
sous un caroubier noir
Le coq à la fontaine
au centre du désir
Bavarde charrette
dans l’été blanc
L’infini d’un rossignol
dans l’âme des citrons
Beaux enfants langoureux
noirs d’antiques soleils
Que les orages un jour
ne suent pas du vinaigre
Un chanteur sanglote
à la limite de l’air
L’œil du gecko
dans les soirs mauresques
Le chant du coq
agrandit les jardins
Le puits d’ombre
volcan de lave fraîche
Sur la hanche
la cruche ou la femme
Les figues du soleil
sur les tuiles mouvantes
Mieux qu’un visage
la main du vannier
La place nette
où vibre l’anis éployé
L’après-midi gravide :
une cruche qui suinte
Lourde la nuit mûrit
doucement le soleil
Le calme désir des lèvres
qu’ont les fruits
Dans l’ombre un rire
sang jailli
L’humble poussière
pollen solaire sur mon front
Les mille et une nuits
d’une grenade ouverte
Les cloches de Pollensa
sangria nocturne
Foghorn
Editions Bernard Grasset, 1975
Du même auteur :
La prison de Socrate (13/10/2014)
Un long voyage (13/10/2015)
Profonds pays (II) (15/05/2018)
Westbound (14/05/2019)
Thessalonique (15/05/2020)
Northbound (01/11/2020)
Profonds pays (I) (01/11/2021)
Profonds pays (III) (15/05/2022)
Caravane (15/05/2023)
Profonds pays (IV) (15/05/2024)