Pierre de Ronsard (1524 – 1585) : Les derniers vers
Les derniers vers
STANCES
J’ai varié ma vie en dévidant la trame
Que Clothon (1) me filait entre malade et sain,
Maintenant la santé se logeait en mon sein,
Tantôt la maladie, extrême fléau de l’âme.
La goutte ja (*) vieillard me bourrela (**) les veines, (*) déjà (**) tortura
Les muscles et les nerfs, exécrable douleur,
Montrant en cent façons par cent diverses peines
Que l’homme n’est sinon le sujet du malheur.
L’un meurt en son printemps, l’autre attend la vieillesse,
Le trépas est tout un, les accidents divers :
Le vrai trésor de l’homme est la verte jeunesse,
Le reste de nos ans ne sont que des hivers.
Pour longtemps conserver telle richesse entière
Ne force ta nature, ains (*) ensuit (**) la raison (*) mais (**) suit
Fuis l’amour et le vin, des vices la matière,
Grand loyer (*) t’en demeure en la vieille saison (*) récompense
La jeunesse des Dieux aux hommes n’est donnée
Pour gaspiller sa fleur : ainsi qu’on voit fanir
La rose par le chaud, ainsi mal gouvernée
La jeunesse s’enfuit sans jamais revenir.
(1) Clothon est celle des trois Parques qui file le fil de la vie des hommes
SONNETS
I
Je n’ai plus que les os, un squelette je semble,
Décharné, dénervé, démusclé, dépulpé,
Que le trait de la mort sans pardon a frappé,
Je n’ose voir mes bras que de peur je ne tremble.
Apollon et son fils (1), deux grands maîtres ensemble,
Ne me sauraient guérir, leur métier m’a trompé ;
Adieu, plaisant Soleil, mon œil est étoupé (*), (*) fatigué
Mon corps s’en va descendre où tout se désassemble.
Quel ami me voyant à ce point dépouillé
Ne remporte au logis un œil triste et mouillé,
Me consolant au lit et me baisant la face.
En essuyant mes yeux par la mort endormis ?
Adieu, chers compagnons, adieu, mes chers amis,
Je m’en vais le premier vous préparer la place.
(1) Le fils d’Apollon est Esculape, dieu de la médecine.
II
Méchantes nuits d’hiver, nuits filles de Cocyte (1)
Que la Terre engendra, d’Encelade les sœurs (2),
Serpentes d’Alecton (3), et fureur des fureurs,
N’approchez de mon lit, ou bien tournez plus vite.
Que fait tant le Soleil au giron d’Amphitrite ?
Lève-toi, je languis accablé de douleurs ;
Mais ne pouvoir dormir c’est bien de mes malheurs
Le plus grand, qui ma vie et chagrine et dépite.
Seize heures pour le moins je meurs les yeux ouverts,
Me tournant, me virant de droit et de travers,
Sur l’un ou l’autre flanc je tempête, je crie.
Inquiet je ne puis en un lieu me tenir,
J’appelle en vain le jour, et la mort je supplie,
Mais elle fait la sourde et ne veut pas venir.
(1) La rivière Cocyte est un fleuve de l’Enfer
(2) Encelade est un géant resté emprisonné dans le volcan de l’Etna, dont la fumée est son souffle.
(3) Alecton est l’une des trois Furies (divinités infernales qui apportent la folie aux hommes). Sa tête est
surmontée de serpents.
III
Donne-moi tes présents en ces jours que la Brume
Fait les plus courts de l’an, ou de ton rameau teint
Dans les ruisseaux d’Oubli (1) dessus mon front épreint (*), (*) pressé
Endors mes pauvres yeux, mes gouttes et mon rhume.
Miséricorde ô Dieu, ô Dieu ne me consume
A faute de dormir, plutôt sois-je contraint
De me voir par la peste ou la fièvre éteint,
Qui mon sang desséché dans mes veines allume.
Heureux, cent fois heureux animaux qui dormez
Demi an en vos trous, sous la terre enfermés,
Sans manger du pavot, qui tous les sens assomme ;
J’en ai mangé, j’ai bu de son jus oublieux,
En salade cuit, cru, et toutefois le somme
Ne vient par sa froideur s’asseoir dessus mes yeux.
(1) Le Léthé, fleuve des Enfers dont les eaux avaient la propriété de faire oublier
leur passé terrestre aux âmes des morts, qui devaient les boire avant de le traverser
IV
Ah longues nuits d’hiver, de ma vie bourrelles (*), (*) féminin de bourreaux
Donnez-moi patience, et me laissez dormir,
Votre nom seulement, et suer et frémir
Me fait par tout le corps, tant vous m’êtes cruelles.
Le sommeil tant soit peu n’évente de ses ailes
Mes yeux toujours ouverts, et ne puis affermir
Paupière sur paupière, et ne fais que gémir,
Souffrant comme Ixion (1) des peines éternelles.
Vieille ombre de la terre, ainsi l’ombre d’enfer,
Tu m’as ouvert les yeux d’une chaîne de fer,
Me consumant au lit, navré de mille pointes :
Pour chasser mes douleurs amène-moi la mort.
Ah mort, le port commun, des hommes le confort,
Viens enterrer mes maux, je t’en prie à mains jointes !
(1) Coupable de plusieurs crimes il fut condamné par Zeus à être attaché avec des
serpents à une roue enflammée qui tournait éternellement dans les airs.
V
Quoi ! mon Ame, dors-tu engourdie en ta masse ?
La trompette a sonné, serre bagages, et va
Le chemin déserté que Jésus-Christ trouva,
Quand tout mouillé de sang racheta notre race.
C’est un chemin fâcheux, borné de peu d’espace,
Tracé de peu de gens que la ronce pava,
Où le chardon poignant (*) ses têtes éleva ; (*) piquant
Prends courage pourtant, et ne quitte la place.
N’appose point la main à la mansine (*) après (*) manche de la charrue
Pour ficher la charrue au milieu des guérets,
Retournant coups sur coup en arrière ta vue :
Il ne faut commencer, ou du tout s’employer,
Il ne faut point mener, puis laisser la charrue.
Qui laisse son métier n’est digne du loyer.
VI
Il faut laisser maisons et vergers et jardins
Vaisselles et vaisseaux (1) que l’artisan burine,
Et chanter son obsèque en la façon du Cygne
Qui chante son trépas sur les bords Maeandrins (2).
C’est fait, j’ai dévidé le cours de mes destins,
J’ai vécu, j’ai rendu mon nom assez insigne :
Ma plume vole au Ciel pour être quelque signe
Loin des appas mondains qui trompent les plus fins.
Heureux qui ne fut onc, plus heureux qui retourne
En rien comme il était, plus heureux qui séjourne,
D’homme fait nouvel Ange, auprès de Jésus-Christ.
Laissant pourrir çà bas sa dépouille de boue,
Dont le sort, la fortune, et le destin se joue,
Franc des liens du corps, pour n’être qu’un esprit !
(1) récipients particuliers destinés à un usage technique
(2) Le Méandre est un fleuve d’Asie Mineure ( Turquie) qui se jette dans la mer Egée
POUR SON TOMBEAU
Ronsard repose ici qui hardi dès enfance
Détourna d’Hélicon (1) les Muses en la France,
Suivant le son luth et les traits d’Apollon :
Mais peu valut sa Muse encontre l’aiguillon
De la mort, qui cruelle en ce tombeau l’enserre,
Son âme soit à Dieu, son corps soit à la Terre.
(1) Hélicon : Montagne de Grèce où résident les Muses
A SON ÂME
Amelette Ronsardelette,
Mignonette doucelette,
Très chère hôtesse de mon corps
Tu descends là-bas faiblelette,
Pâle, maigrelette, seulette,
Dans le froid Royaume des morts :
Toutefois simple, sans remords
De meurtre, poison, ou rancune,
Méprisant faveurs et trésors
Tant enviés par la commune.
Passant, j’ai dit, suis ta fortune
Ne trouble mon repos, je dors.
Les derniers vers,
Chez Gabriel Buon, 1986
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