Alain Mabanckou (1966 -) : Les arbres aussi versent des larmes. III
Les arbres aussi versent des larmes.
III
s’il n’est de commencement
sans terme
le terme est le commencement
des choses
l’œil qui s’ouvre
déploie l’horizon des songes
la parole qui meurt
libère le champ du silence
le jour n’est que
la résurrection de la nuit
se succèdent les décennies
le vide s’écarte
comme le bâillement
d’un ciel de saison sèche
j’égrenne encore le chapelet
des heures
où le jour promenait sa magnificence
sur le visage illuminé
de tes savanes
mais où s’arrête le chant
de l’absence
sinon à l’aube d’une attente
d’une illusion
de recommencement
au nord
le froid déverse sa rigueur
blanche
sur les toits
les grues cendrées se sont égarées
dans leur émigration
elle n’ont pu atteindre
l’hémisphère Sud
elles vont se terrer
dans le creux des mégalithes
jusqu’aux prochains gazouillis
des sternes
là-bas je l’imagine
les hommes épient l’aube
pour entreprendre l’abattage
des limbas
des champs immenses
livreront en offrande
leur virginité
et les pluies d’octobre
prêteront un autre bras
à la Loukoula
du crépitement des feux
de brousse
je retiens les lamentations
des épineux
la cendre éparpillée
et la débâcle d’un troupeau
de cerfs
dans la spirales
des saisons et des phénomènes
c’est la nature qui parle
à voix basse
le séquoia raconte son odyssée
millénaire
son écorce se fendille
et ses racines s’abandonnent
à la fatigue du terrain
l’ombre ensevelit ses feuillages
l’arbre tient encore obliqué
vers la source où se reflètent
les rides de son visage
bientôt tombera
la période de la cueillette
des corrosols
comme ces fruits
la patience aussi
est au seuil de sa véraison
elle quittera la branche
à la moindre bourrasque
pour n’être plus qu’une fumure
dans le bas-ventre évidé
de la terre arable
ici se sont les soleils
qui écaillent la constance
au point que
les rêves nomades
finissent par camper
sous l’ombre des filaos
je porte sur ma peau
les verrues de l’alternance
des époques
les saisons n’ont cessé d’égrapper
mon arbre généalogique
le vent a fracassé ses branches
et tous les fruits sont à présent
tombés
seules les feuilles mortes
suivent le courant de la Loukoula
jusqu’à l’embouchure
me reviennent en mémoire
des noms
des voix
l’herbe est si haute
que les sentiers d’autrefois
se brouillent
les champs de stèle
parsèment les sites
avec les vestiges des essarts de caféiers
et de maïs
derrière ce brise-vent
de papayers se faufile
l’ombre des pierres tumulaires
de Les Bandas
je ne doute plus de l’ombre
qui bouge
de cette présence tapie
dans les acacias
je ne doute plus
de l’épi qui tombe
de la résine sur le tronc
de l’arbre
il est encore dit
dans le village d’où je viens
que les arbres aussi versent des larmes
lorsque perdure
l’absence des oiseaux
sur leurs branches
le héron et l’outarde
me doivent des nouvelles fraîches
depuis la dernière intempérie
on me dit qu’ils ont perdu
leurs ailes en chemin
captifs des poteaux électriques
au cours d’une décharge
la soif sera au bout des lèvres
le jour trébuchera sur le flanc fissuré
de l’aurore
naîtra des cendres
de la désillusion
ce pays-là
le pays à venir
Les arbres aussi versent des larmes
Editions de l’Harmattan, 1997
Du même auteur :
A ma mère (28/03/2015)
Tant que les arbres s’enracineront dans la terre (21/04/2018)
Les arbres aussi versent des larmes. II (28/04/2019)
Les arbres aussi versent des larmes. I (28/04/2020)
Les arbres aussi versent des larmes. IV (28/04/2022)
La légende de l’errance.I (27/04/2023)
La légende de l’errance.2 (27/04/2024)