Yves Bergeret (1948 -) : Les grands veilleurs
Les grands veilleurs
Rochers
Plougrescant
Locquémeau
Leur probable origine :
on a brisé une chaîne
jeté ses mailles à l’eau
quel fabuleux monstre aura pris le large ?
*
Mais peut-être sont-ils débris
machineries éparses
d’un quelconque vieux théâtre démonté
ou les bris d’un cataclysme avant l’invasion des eaux
Ou renversons les choses
ils sont peut-être à l’origine même
avant le grand montage
des éléments
*
Ce qui est sûr
c’est que toujours
d’où qu’ils soient vus
ils forment comme un lapidaire
mais dur à visiter
l’eau est si revêche
quelle civilisation a bien pu les concevoir
Ce n’est pas un cimetière d’Orient
puisque l’islam n’a pas fait le voyage jusqu’à cette côte
du moins pas encore
Alors tessons d’une verrerie à déconcertante taille
verrerie pour qui ?
Ou encore remparts éboulés de quoi ?
*
Suggestion :
on peut les croire
pics
assez petits pics
qu’on ne gravit pas
pas de pionniers pour les nommer
pics vierges
Comme la masse de glace
aux aguets sous son iceberg
quel massif enfoui sous l’eau ou le sable
germe ici ?
ou peut-être finit lourdement de s’enfouir
*
Le granit chamoniard
le granit du Trégor
lequel vient de l’autre ?
même grains
mêmes cristaux
mêmes fissures
lequel a migré ?
On connaît le sort du Sahara
qui est le fond d’une mer retirée
et surtout les pitons volcaniques du Hoggar
la prochaine marée basse
sera-t-elle basse à jamais
ou en somme dernière marée ?
*
Restons au présent
Ils sont peut-être les bornes militaires du vent
il y mesure ses courses
Se posent
souvent à leurs faîtes
mouettes cormorans
fous de bassan
goélands
repères ?
Repères de qui ?
Trépieds ?
Balises ?
Pivots des vents ?
*
Qu’est-ce que les embruns
et la pluie surtout
gardent spécialement pour eux
pour que leurs mousses soient parfois
si chevelues ?
Tout rigides qu’ils sont
ils on droit aux attentions
eux
et du vent
et de l’eau
Privilèges
*
Le temps qui passe
le comptent-ils
en succession de jours et de nuits
ou de marées ?
Mais ils nient peut-être
que le temps passe
*
Phares rendus aveugles
Ils veillaient autrefois sur des passes
des chenals et des mouillages
comblés
Et puisqu’ils continuent de veiller jour et nuit
sans la moindre idée de lassitude
eux seuls savent
quand rouvriront les passes
Phares tête coupée
d’où écueils
*
Instruments de mort
écueils
remous noyades
passage d’un univers à l’autre
passage d’un élément à l’autre
ici gîtent le crustacé minéral seigneur
l’oiseau grand coureur de vents
*
Chaîne brisée
gisant là
attendant
phrase hachée
mots ou leurs bribes
tombés au sol
en chute aléatoire
sens perdu
ici se montre
impudique
le désordre d’avant le sens
*
Chaos fou paix
calme silence
ici on exalte la vie comme chaos
ils ne se plient guère à l’ordre des choses
ni même ne participent
à l’orientation des vents
et si peu à celle des euax
où n’y cèdent
que par très minime effritement
Témoins raides
Grands veilleurs
In, « Cahier de poésie 3 »
Editions Gallimard, 1980
Du même auteur :
« Nous allons de toi à moi… » (18/02/2016)
La forêt l’attente (28/03/2019)
Fleuve lent (28/03/2020)