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Le bar à poèmes
18 février 2021

Théodore Agrippa d’Aubigné (1551 – 1630) : « Je veux peindre la France... »

Agrippa-dAubigné-txt[1]Auteur inconnu (école française), Portrait d’Agrippa d’Aubigné, huile sur toile, début 17e siècle.

© Musée international de la Réforme, Genève.

 

Je veux peindre la France une mère affligée,

Qui est entre ses bras de deux enfants chargée.

Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts

Des tétins nourriciers ; puis, à force de coups

D'ongles, de poing, de pied, il brise le partage

Dont nature donnait à son besson l'usage ;

Ce voleur acharné, cet Esaü malheureux,

Fait dégât du doux lait qui doit nourrir les deux,

Si que, pour arracher à son frère la vie,

Il méprise la sienne et n'en a plus d'envie.

Mais son Jacob, pressé d'avoir jeûné meshui (*),                        (*) aujourd’hui

Ayant dompté longtemps en son cœur son ennui,

À la fin se défend, et sa juste colère

Rend à l'autre un combat dont le champ et la mère.

Ni les soupirs ardents, les pitoyables cris,

Ni les pleurs réchauffés ne calment leurs esprits ;

Mais leur rage les guide et leur poison les trouble,

Si bien que leur courroux par leurs coups se redouble.

Leur conflit se rallume et fait si furieux

Que d'un gauche malheur ils se crèvent les yeux.

Cette femme éplorée, en sa douleur plus forte,

Succombe à la douleur, mi-vivante, mi-morte ;

Elle voit les mutins tout déchirés, sanglants,

Qui, ainsi que du cœur, des mains se vont cherchant.

Quand, pressant à son sein d'une amour maternelle

Celui qui a le droit et la juste querelle,

Elle veut le sauver, l'autre qui n'est pas las,

Viole en poursuivant l'asile de ses bras.

Adonc se perd le lait, le suc de sa poitrine ;

Puis, aux derniers abois de sa proche ruine,

Elle dit : « Vous avez, félons, ensanglanté

Le sein qui vous nourrit et qui vous a porté ;

Or vivez de venin, sanglante géniture,

Je n'ai plus que du sang pour votre nourriture !

 

 

Les Tragiques, 1615 -1623

Du même auteur :

 « Les rois, qui sont du peuple... »  (18/02/2019)

« Je sens bannir ma peur... » (18/02/2020)

L’Hiver (20/08/2023)

 

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